lundi 29 décembre 2014

Grande Multi-Aventure Textuelle Interactive Sans Titre n° 1


Salut ! Vous avez envie de vivre une aventure ? Ça tombe bien, je viens de finir de bricoler une histoire interactive ! Brouillonne et humoristique, avec plein d'événements improbables, de jeux de mots nazes, d'héroïsme douteux, de lancers de dés et de foutages de gueule.

Si ça vous tente, cliquez ici : aventure1.html
(Si jamais ça ne fonctionne pas, il y a un miroir sur mon ancien site ici.)

vendredi 26 décembre 2014

Résolutions du vingt-six décembre

… parce que les prendre maintenant ou à nouvel an, au final, ça ne fait pas une grande différence.


(Et oui, c'est plus un prétexte pour écrire des trucs de plein de manières différentes qu'une vraie liste de résolutions. Même s'il y en a aussi dans le lot.) Joyeuses fêtes si vous lisez ça pendant les fêtes, sinon joyeux autre moment !

mardi 23 décembre 2014

♪ 28 : la profondeur des spirales hexadécimales du firmament sous une lune carrée

Main est un projet mené par deux anciens membres de Loop, un groupe de space rock/shoegaze. Un petit peu comme Seefeel ou Bowery Electric à la même époque, ils ont laissé tomber le rock pour s'aventurer vers les musiques électroniques — mais eux ont gardé leurs guitares, pour en faire de l'ambient.

J'ai écouté Firmament II après qu'un rédacteur de The Quietus l'a comparé à Selected Ambient Works Volume II d'Aphex Twin. Le style est différent, je ne pense pas que j'aurais fait la comparaison moi-même ; en fait, ça se rapproche nettement plus de Nocturnal Emissions, je trouve. Firmament II est composé de deux pistes sans vrais titres, elles-mêmes composées de multiples fragments ; le fait que les sons soient tirés de guitares (tous les sons, ou seulement une partie ?) donne un son assez chaud, qui contraste avec l'étrangeté des compositions, ces boucles qui tournent et ces changements qui donnent l'impression de se perdre dans un environnement abstrait, toujours dans les mêmes teintes mais en évolution perpétuelle.

J'ai voulu en écouter plus. Firmament I est un EP dans le même style, très bon aussi. Motion Pool, quant à lui, se base sur le même principe mais offre une musique nettement plus rythmée, qui rappelle davantage les groupes dont je parlais au début (Seefeel et Bowery Electric) — à la croisée de l'ambient, du shoegaze, de la techno atmosphérique et du post-industriel. Je l'aime autant sinon plus. Je vais continuer d'explorer leur discographie, j'aime beaucoup ce qu'ils font.



There de Pouya Ehsaei : un album basé sur des échantillons de musique iranienne traditionnelle, modifiés de manière à « révéler la rage cachée derrière sa mélancolie ». Le concept est intéressant. La musique l'est aussi, mais ne ressemble pas du tout à ce qu'on aurait pu imaginer : en fait, c'est une sorte de Tim Hecker extrêmement nerveux que nous propose Pouya Ehsaei, une musique avant tout électronique et où les instruments traditionnels sont souvent quasi-méconnaissables. Les sons semblent parfois au bord de l'alarme, j'aurais du mal à expliquer pourquoi mais on est loin de l'ambient. D'ailleurs je compare à Tim Hecker, mais There me fait plus d'effet que les disques de Tim Hecker que j'ai pu écouter à part celui-là.

Pas grand chose à dire de plus, si ce n'est que je recommande vivement ce disque. C'est sorti chez Entr'acte.



Spiral Walls Containing Autumns of Light de Divine Styler est le premier disque de hip hop à m'avoir fait flipper comme ça. Et à me réjouir en même temps. C'est un disque fou, très expérimental et surtout très psychédélique.

Sur une piste, Divine Styler joue des dissonances, des cris, provoque un grand sentiment de malaise, et juste après, il se lance dans des grooves et rythmes carrément cool — une ambiance quelque part entre une piste de danse, un temple et une prison labyrinthique. On danse avec le vertige et on se laisse emporter sans savoir où l'on est, ni où on va tomber ensuite. Je ne crois pas avoir déjà entendu quelque chose qui ressemblait.

L'artiste a sorti un nouvel album tout récemment, Def Mask (seulement son quatrième depuis ses débuts en 1989) ; je n'ai pas pu l'écouter mais je le ferai dès que possible ! La pochette en jette pas mal en tout cas, beaucoup plus que celle de Spiral Walls… qui est un peu ridicule.



Thighpaulsandra est un artiste qui a travaillé avec Coil, Spiritualized, Cyclobe et Julian Cope. Il aime la musique expérimentale et semble n'avoir peur de s'attaquer à aucun style ; il est capable de très belles choses, mais a aussi un certain goût pour les excès et la provocation — voire le mauvais goût. Plutôt dans ses titres et ses pochettes que dans sa musique, heureusement !

L'EP Some Head est très bien pour découvrir. Sur “Black Nurse”, on part sur du quasi-ambient psychédélique bizarre, ça oscille lentement dans tous les sens — et alors qu'on s'attendrait à ce que tout le disque soit comme ça, un rythme apparaît et la musique se mute en une chanson aux accents un peu post-punk, un peu gothiques — chantée par Jhonn Balance, s'il vous plaît, mais avec une voix modifiée telle qu'on ne le reconnaît qu'à peine ! Puis on retourne faire des tours dans l'espace avec un rythme qui rappelle certaines pistes de Nurse with Wound, du piano et d'autres voix qui donnent au tout un aspect absurde. “Tudor Fruits” nous fait repartir pour un tour par d'autres endroits inattendus, avec des cuivres, du piano, des synthés qui font « vouiiiiii ! », des chœurs d'église, etc. Sur papier, ça ressemble à du grand n'importe quoi. Mais Thighpaulsandra prend sa musique très au sérieux et réussit à la faire fonctionner.

Si vous avez aimé et que vous en voulez davantage, vous pouvez attaquer I, Thighpaulsandra, un double album de deux heures et quart (avec une pochette d'un ridicule qui touche au fabuleux). Ce disque est aussi inclassable que Some Head, il y a une bonne petite dizaine de genres là-dedans, qui souvent n'apparaissent que sur une demi-piste — enfin, une demi-piste, en sachant que la moitié des pistes là-dedans font bien un quart d'heure. I, Thighpaulsandra regorge de bons moments et de bonnes idées, mais est difficile à appréhender parce qu'il n'a quasiment aucune cohésion, et vu sa longueur, s'il y a des parties que vous n'aimez pas, vous risquez de trouver l'album pénible et interminable (je n'aime pas trop le tout début et je zappe la dernière piste, personnellement). C'est un album que j'aime beaucoup mais que j'écoute rarement pour ces raisons.



J'ai réécouté un peu de Squarepusher aussi. Si Tom Jenkinson a créé de petites merveilles ici et là avec son drum'n'bass aux accents jazz (“Coopers World”, “Iambic 5 Poetry”, “Iambic 9 Poetry” sont parfaites), quand il se concentre sur les mélodies et donne un peu de groove à ses pistes en fait, il m'agace souvent quand il se met au drill'n'bass, à faire tourner en rond des beats rapides et aggressifs qui ne vont nulle part. Hard Normal Daddy serait nickel sans ces pistes-là. Go Plastic est bon, mais inégal et a un côté masturbatoire. Ultravisitor est bien, mais trop long. En fait, le seul disque de Squarepusher que j'aime vraiment du début à la fin, c'est aussi son plus atypique : Music Is Rotted One Note.

Music Is Rotted One Note est un album de jazz fusion, mais avec de l'IDM à la place du rock. Le terrain d'expérimentation est très vaste ; il y a toujours un petit côté « expérimentation pour l'expérimentation », mais chaque piste présente un résultat intéressant, que ce soit une mélodie cool, une interlude grinçante, un passage rythmique, tout colle ensemble. Instruments jazz et sons non électroniques sont à l'honneur et limitent le tempo par la même occasion, ce qui fait du bien ! L'album définit presque un nouveau microgenre à lui seul, et le comble en même temps. Un excellent disque.



À une époque, j'écoutais beaucoup Outkast. Aujourd'hui, le groupe est surtout connu pour leurs titres pop enjoués, mais à l'époque d'ATLiens et Aquemini, ils avaient souvent un son plus calme, des accents mélancoliques même… Ce type de son, avec ces instrumentaux aux tempos lents (même si le flow peut ne pas l'être du tout) et qui ont presque un côté ambient, fait partie des tendances que je préfère dans le genre ; c'est aussi ça qui fait que Labcabincalifornia de The Pharcyde est un de mes albums de hip hop préférés, et que j'adore DJ Krush. (Je balance ces points de comparaison comme ça, par rapport à ce que je connais, on peut sans doute en trouver des meilleurs.)

Là, Depth Perception de Spirit Agent, c'est un album entier de hip hop comme ça, avec une ambiance un peu mystique/exotique, bon son et bon flow tout le long, le même filtre est certes appliqué sur toutes les pistes mais ça reste de bon goût. “Some mad lyrical shit over Asian flutes and compressed comfy sounding beats”, dixit une personne anonyme, et je n'ai pas grand chose à rajouter. (Je ne peux pas vraiment parler des paroles, je ne les ai pas trouvées sur internet et j'ai du mal à les suivre.)



Julien M. avait parlé de 1/1, un album de Nils Petter Molvær et Moritz von Oswald, il y a quelque temps sur les réseaux sociaux. J'ai bien aimé ce disque, même si je l'écoute très peu souvent. Un long album, très lent, où des sons de cuivres chauds tombent au goutte-à-goutte le long d'une architecture techno froide…

J'ai voulu voir ce que faisait Nils Petter Molvær en solo, donc j'ai écouté un de ses albums, Baboon Moon. C'est du “nu jazz”, à savoir : on prend du jazz et on croise ça avec de l'ambient, des beats techno ou autres sons électroniques, une ou deux guitares rock… C'est peut-être le « mode facile » du jazz, mais j'aime beaucoup ce type de sons, à la fois très chauds, rythmés et variés, élégants et entraînants. L'artiste a commencé sa carrière chez ECM, si ça peut vous aider à situer le style. Je n'ai écouté que Baboon Moon pour le moment (je ne sais plus pourquoi c'est celui-là que j'ai pris — peut-être à cause du singe en couverture ?) mais je me pencherai sur les autres aussi.



Ujubasajuba de Kairon; IRSE! est un album de rock finlandais qui s'est fait connaître par une critique élogieuse sur Rate Your Music et s'est hissé très vite parmi les albums les mieux notés de l'année. Il était classé dans le rock psychédélique et le rock progressif au début, maintenant les gens disent shoegaze, space rock et post-rock — je crois qu'il y a un peu de tout ça là-dedans. (La critique originale parlait de post-rock brutal et revigoré — c'est pas faux, mais pensez plutôt à Grails qu'à Godspeed You! Black Emperor ou Tortoise !) Le son est psychédélique sans être flou ou bruitiste, c'est toujours rythmé et même heavy (tout ça fait que franchement, j'ai du mal à penser à du shoegaze), certaines parties instrumentales évoquent le prog moderne dans ce que je préfère…

En fait, je crois qu'un des éléments qui font le succès de cet album, c'est justement la manière qu'a le groupe d'incorporer des éléments de plusieurs genres, parfois en en changeant l'esprit. Et très honnêtement, peu importe dans quel genre on le classe, il me convainc largement. Ujubasajuba est disponible en téléchargement à prix libre sur Bandcamp (soit gratuitement si vous voulez), j'espère qu'ils vont sortir une version physique aussi parce que j'ai très envie de l'avoir dans ma collection !

P. S. La pochette est tirée d'une illustration d'un livre pour enfants suédois, une aventure d'Alfons Åberg.



Dernière découverte en date : TCF, projet musical de Lars Holdhus. Cet artiste norvégien semble fasciné par tout ce qui touche à l'encryption et au codage — ses œuvres visuelles, qu'on peut voir sur l'un de ses sites web, présentent souvent des lignes de code, de langage hexadécimal, des séquences ADN etc. superposés à des objets du quotidien, entre jolis arrangements floraux, câbles et notes écrites au stylo bic. Une sorte d'inventaire esthétisé de la « sphère des données » qui a de plus en plus d'influence sur le monde matériel ?

Les disques de TCF sont eux aussi des collages, une musique glitch/ambient techno qui combine plein de fragments épars, une sorte d'esthétique « maximaliste » qui recycle et combine plein de sons différents (plutôt dans l'air du temps donc). Je ne sais d'ailleurs pas si Holdhus crée ces sons, les remixe et/ou les compile. J'ai écouté un mix gratuit sur Soundcloud et un EP à la pochette bleue sorti chez Liberation Technologies. Les deux sont bons et présentent une musique atmosphérique qui vibre et tremble de partout, un flux d'informations sonores qui défile à toute vitesse sur un arrière-plan calme. Tous les titres sont de longues chaînes hexadécimales, impossibles à retenir et qui ne donnent rien quand on les passe dans un convertisseur classique… Y a-t-il plusieurs codes successifs à décrypter ? Y a-t-il seulement quelque chose derrière ? Allez savoir. TCF signifie The Contemporary Future et j'aime bien la musique qu'il sort, c'est tout ce que je peux vous dire.

lundi 24 novembre 2014

Mots (2) : Láadan

Le “láadan” est une langue inventée par Suzette Haden Elgin, présentée dans son roman Native Tongue. Il s'agit d'une langue qui représente le monde de manière gynocentrique (contrairement aux langues actuelles qui sont franchement androcentriques)…

Comme ça m'intriguait, j'ai voulu en savoir plus et voir à quoi pouvait ressembler une telle langue.

Au niveau vocabulaire en tout cas, il y a des mots qui sont extrêmement bien trouvés, que j'aimerais adopter et qui seraient bien utiles pour tout le monde (pas seulement les femmes) ! Notamment ceux-là :

ab: amour pour quelqu'un que l'on apprécie mais qu'on ne respecte pas

áazh: amour pour quelqu'un que l'on désirera ou que l'on a désiré à un moment donné, mais pas maintenant

aye: un amour qui est un fardeau dont on ne veut pas

: pervers, bizarre, difficile à comprendre

dama: toucher ou ressentir avec la peau (activement)

doóledosh: douleur ou perte ressentie comme un soulagement, car elle met fin à l'appréhension que l'on ressentait en l'attendant

doroledim: trop manger quand manger est la seule activité où l'on peut ressentir un peu de liberté et de plaisir

dóthadelh: permettre à quelqu'un de continuer à adopter une attitude auto-destructrice (par exemple: se droguer, se saoûler…) en lui donnant des excuses ou en l'aidant à éviter les conséquences de ses actes

elasholan: seul(e) et heureuse (-x) de l'être

héena: sœur ou frère “de cœur”

lol: un sentiment de communauté, de camaraderie, le fait d'être ensemble, à l'aise dans un groupe…; une communauté où règne ce sentiment

lolh: comme “lol” mais avec un sentiment d'oppression en plus: on a l'impression de faire partie du groupe ou de la communauté, mais à notre détriment, par exemple quand on doit accepter des choses que l'on ne veut pas, ou renoncer à des choses auxquelles on tient pour se faire accepter

mathom: objet inutile, babiole (mot emprunté à Tolkien)

hothulewoth: une connaissance passée de mère en fille depuis au moins deux générations

mudahéthe: l'état de quelque chose qui est “propre” selon une personne négligée, mais sale selon une autre…

ohehena: respect malgré des circonstances négatives

ohena: respect justifié par de bonnes raisons

ohina: respect injustifié, sans raison

ohona: respect “justifié” par des “raisons” ridicules, naïves ou bêtes

ohnua: respect “justifié” par de mauvaises raisons

olobeshara: dépression résultant d'un grand traumatisme

radama: se retenir de toucher, éviter le contact, ne pas toucher

radiídin: “non-vacances”: des vacances où l'on a tellement de choses à faire, de préparations, de stress… que ça n'est plus vraiment des vacances

rahobeth: “non-voisin”: quelqu'un qui vit près de chez nous mais qui n'a pas un “vrai” rôle de voisin (pas forcément péjoratif)

ranem: “non-perle”: un mauvais sentiment ou une mauvaise situation qu'on entretient au fur et à mesure, comme une huître façonne une perle couche par couche… (par exemple, une haine qui grandit)

rarulh: “non-synergie”: ce qui, quand on le combine, rend les choses pires, moins efficaces, etc.

rathóo: “non-invité”: quelqu'un qui vient en sachant pertinemment qu'il cause plus de problèmes et d'embarras qu'autre chose

rilerashum: silence qu'on s'impose car aucun mot ne convient et que le silence est la seule défense possible

waálh: désigne quelque chose que le locuteur estime être faux, car la source n'est pas fiable et semble animée de mauvaises intentions

wonewith: être socialement maladroit, ne pas comprendre ce que les autres ressentent ou signalent

yéshile: à la fois bon et mauvais

Il faudra que je lise le livre à l'occasion.

lundi 10 novembre 2014

♪ 27 : Tzadik

‎שלום חברים של מוסיקה ! Aujourd'hui, je vais écrire un « numéro spécial » de mon journal d'écoutes pour vous parler du label Tzadik.

Ce label ressemble beaucoup à son créateur : éclectique et avec un goût prononcé pour l'expérimentation, de la musique savante/sérieuse qui n'hésite pas à prendre des directions inattendues… Les disques de chez Tzadik sont classés sous plusieurs catégories, plus ou moins bien définies (New Japan s'intéresse à la musique “underground” japonaise, Radical Jewish Culture aux musiques juives contemporaines, Oracles entend « célébrer la diversité et la créativité des femmes dans la musique expérimentale »… Par contre, ce qui différencie Composer, Key Series, Lunatic Fringe et Spectrum, ou pourquoi Ikue Mori a certains disques dans la série Oracles et d'autres dans la série Key, je n'en ai aucune idée).

Les albums du label sont parfois difficiles d'accès, surtout quand on ne s'y connaît pas vraiment en jazz ou en musique contemporaine. Mais c'est un label très intéressant où on peut trouver des albums vraiment originaux ; ça vaut vraiment le coup de creuser un peu !


א


L'artiste incontournable du label est également son fondateur : John Zorn. Un compositeur extrêmement prolifique, également saxophoniste/multi-instrumentiste, producteur, proclamé génie par au moins douze mille sept cent personnes selon Google, etc. Mais quand je dis qu'il est prolifique, genre le mec, pour fêter son cinquantième anniversaire, il sort douze albums, qui proviennent d'autant de groupes différents où il joue. D'après Wikipedia, Zorn aurait joué sur plus de 400 albums, soit plus que Merzbow. Si j'essayais de tout suivre, je finirais par avoir une overdose telle que je ne pourrais plus jamais l'écouter.

Je ne connais donc que très partiellement sa discographie. Mais si je devais vous conseiller un point pour commencer, ce serait l'album éponyme de Naked City : une combinaison de jazz, de rock et de grindcore (!), un disque frénétique avec des reprises qui vont d'Ornette Coleman au thème de James Bond et à Morricone ; les pistes sont soit chaotiques et courtes, soit mélodiques et longues, l'équilibre est très bien tenu et rend le tout relativement accessible. (Oui, même si j'ai utilisé le terme “grindcore”… enfin, on pourrait aussi dire “thrash-jazz”.) Le disque a le bon goût de débuter par “Batman”, qui vous dira dès les premières secondes si vous allez aimer ou pas !

Naked City est le seul projet de Zorn que j'ai suivi du début à la fin, et ce avec plaisir. La discographie est inégale, mais je recommande tout particulièrement Grand Guignol, album fantastique en trois parties : une longue piste qui passe par plein de phases différentes, six reprises de compositions contemporaines (Debussy, Scriabine, di Lasso, Ives, Messaien), et plein de pistes courtes “thrash-jazz” pour terminer. Leng Tch'e et Absinthe sont intéressants aussi, le premier dans un style sludge/doom metal, le second dark ambient. Radio est correct mais pas indispensable ; quant à Heretic, vous pouvez le zapper, et les compilations Torture Garden et Black Box sont inutiles (vu que les pistes sont déjà incluses dans les albums). Mais si vous accrochez, je vous conseille aussi de jeter une oreille à Painkiller… (voir ci-dessous).

Si vous voulez écouter, je vous conseille ce lien : http://sonoraaurora.blogspot.fr/2013/02/naked-city-discografia.html. Les versions originales des CDs sont épuisées, et le coffret remasterisé avec l'intégrale est salement remasterisé avec une distortion par écrêtage scandaleuse.


ב


Bon, et à part ça, qu'est-ce qu'il a fait de bien, monsieur Zorn ? Plein de trucs.

Beaucoup d'influences klezmer et de musique juive, déjà, avec le projet Masada (et ses variantes : Bar Kokhba, Electric Masada, Masada String Trio, etc). Si vous avez envie de klezmer-jazz classique, l'album le plus réputé semble être Lucifer de Bar Kokhba. Mais si vous aimez le jazz fusion, il faut que vous écoutiez At the Mountains of Madness, double live d'Electric Masada brillant et plein d'énergie — plusieurs fois comparé à Bitches Brew de Miles Davis. (Vous pouvez écouter les deux disques indépendamment l'un de l'autre, ce sont deux concerts différents.)

Si vous avez aimé le côté “rentre-dedans” des pistes les plus violentes de Naked City, vous aimerez aussi Guts of a Virgin de Painkiller, qui fait encore mieux dans la même veine ; ce n'est que du “thrash jazz”, mais ils font ça super bien !

À l'opposé, il y a par exemple The Goddess: Music for the Ancient of Days, un très beau disque avec de la harpe et du piano, dont les mélodies charmeuses cachent presque la complexité des compositions.

Pas très loin, il y a O'o que j'aime bien aussi avec son côté exotica, très gai, lui aussi riche mais très facile d'accès. Certains disent que ça ressemble à de la musique d'ascenseur, ce qui me paraît peu fondé. Les seuls sons que diffusent l'ascenseur de mon immeuble sont « rez - de - chaussée ! », « sous - sol ! » et « quatrième - étage ! ».

Un fan dévoué sur RYM a entrepris de critiquer et de noter TOUS les disques principaux de Zorn. La tâche est impressionnante et le résultat vraiment pratique, donc, si ça vous intéresse, gardez cette URL quelque part : https://rateyourmusic.com/list/TheJoeyTaylor/john_zorn__ranked/


ג


Voilà, on passe aux autres artistes maintenant. Y'a de quoi faire.

Le catalogue du label est énorme, impossible de tout écouter, ni même tout ce qui fut bien reçu par la critique ; j'ai écouté un peu plus d'une trentaine ou quarantaine de disques pour le moment, que j'ai choisis en partie au hasard. Je vous présente ceux que j'ai trouvés les plus marquants pour le moment :

Flying Sparks and Heavy Machinery d'Annie Gosfield est un excellent disque de musique contemporaine inspirée par des sons de machines et d'usines.

“EWA7”, du nom d'une usine à Nürnberg, est une grande suite composée d'une douzaine de sections qui combinent instruments classiques et bruits de métal, de cylindres, de rouages, de moteurs, de scies, alarmes… sans aucune opposition entre les deux. C'est une musique étonnamment peu répétitive et bruyante (par rapport à ce à quoi je m'attendais), mais qui a une vie incroyable ! Elle surprend constamment, les rythmes sont entraînants et chaque section semble plus complexe que la précédente, à la fin il y a tellement de choses qui se passent en même temps qu'on ne peut plus se concentrer sur une seule — et pourtant les structures restent claires.

Suit “Flying Sparks and Heavy Machinery”, une composition pour quatuor à cordes et quatuor de percussions, inspirée par les mêmes sons de machines. Et c'est étonnant de voir à quel point elle va bien avec “EWA7” : en fait, elle en prend le contrepoint. Là où les sons d'usines étaient considérés comme des instruments sur “EWA7”, sur “Flying Sparks and Heavy Machinery” ce sont les instruments qui imitent les sons répétitifs, métalliques, bruyants de machines.

Je recommande aussi l'album précédent de l'artiste, Burnt Ivory and Loose Wires — je n'ai pas encore écouté les autres.

Vous pouvez voir un extrait d'une performance d’EWA7 ici : https://www.youtube.com/watch?v=9CNkZvrZDvk


ד


Sonic Vision de Carolyn Yarnell présente plusieurs croisements entre musiques baroque, romantique et minimaliste. “The Same Sky”, piste de dix-huit minutes pour pianos uniquement (mais qui est programmée sur ordinateur en grande partie), est un équilibre changeant entre beauté et turbulences, des superpositions rapides, des moirés qui vont du minimalisme harmonieux à des discordes presque chaotiques ; “More Spirit Than Matter”, avec ses instruments d'époque et son clavecin, ramène des siècles en arrière et pourtant on sent la même sensibilité dans la composition. Le dernier mouvement rappelle même un peu Steve Reich… Puis on a droit à un choc avec “Love God”, composition électronique folle, parfois franchement stridente et dissonante, avec des boîtes à rythmes et du piano martelé qui semblent sortir de nulle part. On revient à quelque chose de plus subtil sur la dernière composition, “10/18”, de la flûte minimaliste, très zen sur le premier mouvement, plus enjouée mais toujours assez minimaliste sur le second.

C'est un beau disque qui a une élégance paradoxale, qui semble presque jouer contre elle-même. Les quatre compositions sont bien différentes mais toutes sont agréables (même si je pense que certains auront du mal avec “Love God”).


ה


Ikue Mori est connue pour être la batteuse de DNA, mais ce n'est pas pour ça que je la connais — en fait, je l'ai découverte avec cet album. One Hundred Aspects of the Moon est inspiré par la série d'estampes de Yoshitoshi du même nom ;  il y a quinze compositions, chacune basée sur une estampe, chacune avec son style particulier. Ce sont des pistes assez courtes et évocatrices, pour voix, piano, orgue, violon, violoncelle, basse et boîte à rythmes (l'instrument de Mori). Ce que j'aime dans ces pistes, c'est leur immédiateté et leur fausse simplicité. Chaque vignette exprime une beauté changeante, éphémère, qui a toujours quelque chose d'étrange voire de difforme. Il y a des surprises dans cet album aussi : une lettre récitée, des synthés et du chant… des changements stylistiques inattendus.

Si vous voulez regarder les images en même temps que vous écoutez la musique, c'est par ici. J'avais découvert l'album simplement avec la musique, mais c'est vraiment intéressant de comparer les deux !

L'album comporte également une piste bonus, “Birthdays”, plus longue et dans un style assez différent. Je ne sais pas trop pourquoi elle est incluse, mais elle est très bien donc je ne vais pas cracher dessus !

(Ikue Mori a sorti pas mal d'albums sur Tzadik, en solo et en collaborations. Myrninerest, inspiré par Madge Gill, une artiste-médium, est un disque vraiment étrange ; Class Insecta est une sorte de réinterprétation-déconstruction de rythmes techno/EDM que je n'ai écouté que deux fois pour le moment mais dont je reparlerai peut-être.)


ו


Sur un principe similaire mais en jazz et avec de l'art contemporain occidental, je vous recommande aussi les 23 Constellations of Joan Miró de Bobby Previte. Un disque de miniatures avec dix musiciens et je ne sais combien d'instruments (une quinzaine ?), une musique impressionniste et colorée… que je n'arrive pas du tout à décrire sans tomber dans des poncifs qui ne veulent rien dire. Je peux juste vous dire que c'est l'un des meilleurs disques que j'ai écoutés du label (malgré le fait que 23 pistes courtes qui s'enchaînent, ça fait un peu trop — les réécouter séparément peut être une bonne idée), et que si vous aimez Miró et les mélodies, vous devriez y jeter une oreille.

Plutôt que de les paraphraser lâchement, je préfère vous renvoyer à d'autres critiques : celle-ci est bien écrite, celle-là aussi.


ז


Jumping Rabbit de Mori Chieko est un album de koto étonnamment accessible. Il s'agit sans doute de l'un des albums les plus légers sortis chez Tzadik, et c'est surtout le lapin drogué sur la pochette toute rose qui m'a donné envie de l'écouter (dommage que cette pochette soit contrainte par le modèle du label, j'aurais aimé voir le dessin prendre toute la place !) (oui j'aime bien les lapins psychédéliques, d'ailleurs Vibri fait partie de mes personnages de jeu vidéo préférés, mais je dévie du sujet).

Tout le monde a déjà entendu de la musique japonaise traditionnelle au koto ; ça peut être dissonant pour une oreille occidentale, voire complètement hermétique dès qu'on sort du registre « musique pour restaurant ». Mais ici, les pistes sont faciles, variées, et ont une certaine candeur qui les rend sympathiques. J'aime bien ce petit disque, ludique, assez simple mais très agréable. Après, quand Mori se met à chanter, certains apprécieront moins !


ח


Vous aimez la musique expérimentale ? Ryoji Ikeda, cool ? Alors ce disque devrait vous intéresser. Mais aussi vous frustrer, parce qu'il est difficile d'en profiter dans de bonnes conditions — et que ce n'est qu'une version réduite du travail de l'artiste.

Maryanne Amacher était une musicienne qui n'a jamais été très intéressée par le format album. Sa musique était conçue et jouée in situ, dans des installations multi-canaux, parfois dans plusieurs pièces adjacentes d'un bâtiment… Elle jouait sur les illusions sonores et notamment sur les émissions otoacoustiques : un effet physiologique étonnant où des sons font vibrer l'oreille interne de telle manière qu'elle-même émet des sons en réponse !

Cet effet se retrouve sur plusieurs pistes de Sound Characters, mais pour que ça fonctionne, il faut écouter la musique sur haut-parleurs à fort volume. J'ai testé, ça fonctionne. (Vous pouvez voir Maryanne en train de faire écouter ses créations à Thurston Moore dans cette vidéo.)

Après, même sans l'effet, c'est une musique que j'aime : des rythmes crus un peu bizarroïdes, une sorte d'ambient qui évoque des espaces mystérieux, inconnus, une topologie sonore presque inquiétante, de temps à autre du vrai bruitisme… ça devait être vraiment impressionnant in situ, et ça reste très chouette sur CD.


ט


Clearing de Fred Frith est un album de guitare solo étonnant. Au début, je n'ai même pas reconnu que c'était un album de guitare solo. L'artiste semble jouer, expérimenter, maltraiter, tordre sa guitare dans tous les sens pour en sortir la plus grande variété de sons possible, rythmique au point de ressembler à un moteur, franchement grinçante, ou toujours mélodique mais dont le timbre rappelle celui d'autres instruments… on a souvent l'impression d'entendre plusieurs musiciens en même temps alors qu'il n'y en a qu'un seul ! (Bon, pour être tout à fait honnête, il faut préciser que sur certaines pistes Fred Frith joue de la guitare avec des chaînes, ou des baguettes, ou en fait une guitare préparée.)

Mais ce qui rend ce disque vraiment bon, c'est le fait que ce jeu n'est jamais vain ni prétentieux : l'artiste a un beau sens de l'équilibre et des mélodies, les titres sont variés et souvent imprévisibles sans être chaotiques, il y a une influence de musique japonaise sur certains titres, les dissonances ne sont jamais repoussantes… Même si ce sont les timbres que je trouve fascinants sur Clearing, il y a toujours une main courante pour nous guider, il y a de quoi avoir le vertige tout le long mais on n'a jamais l'impression d'être à la dérive sur ce disque.

י


Et sinon, j'ai aussi aimé : l'album de Guillaume Perret & The Electric Epic (un disque de jazz fusion avec : de la guitare électrique ! de la basse électrique ! des saxophones électriques ! et des élements jazz-rock, des passages presque thrash inattendus, etc. — aussi énergique que certains disques de Zorn, dans un autre style), Flower d'Aya Nishina (six voix féminines et aucun autre instrument, pas révolutionnaire mais une musique paisible et agréable), Flutter de l'Otomo Yoshihide New Jazz Orchestra (mais ça fait longtemps que je ne l'ai pas réécouté), In the L..L..Library Loft de Toby Driver, Criss X Cross de Jon Gibson (solos minimalistes de flûte et de saxophone organisés selon des motifs mathématiques ; pas le meilleur de Jon Gibson, mais ça reste un bon disque d'un de mes compositeurs minimalistes préférés), Secret Curve de Ron Anderson (rock in opposition), et sans doute d'autres que j'oublie là.

(Et un jour, j'écouterai le Solo for Wounded CD de Yasunao Tone en entier. Ce sera un défi.)

samedi 8 novembre 2014

Jeanne et le Robot


Une autre petite histoire avec Jeanne, en bande dessinée cette fois. Vous pouvez la lire ici ou en cliquant sur l'image ci-dessus.

mercredi 5 novembre 2014

Jeanne et le Bonhomme de Neige


Jeanne dessine un bonhomme de neige. C'est un bonhomme de neige rondouillard, avec un sourire un peu tordu, deux bras-brindilles maigrichons, deux pieds inexistants et une écharpe rouge.

Jeanne a perdu ses crayons de couleur, alors l'écharpe n'est rouge que dans sa tête. C'est une couleur secrète, il n'y a que moi qui sait que l'écharpe est rouge ! Enfin, moi et le bonhomme de neige, se dit Jeanne avec un sourire. Un sourire nettement moins tordu que celui du bonhomme, mais ça, Jeanne ne le sait pas, et du coup elle s'en fiche.

Le bonhomme de neige de Jeanne n'a pas de pieds, mais ça, Jeanne ne s'en rend pas compte, parce que les bonhommes de neige qui ont des pieds sont très rares. Les bonhommes de neige sont très casaniers, ils peuvent rester des mois plantés là, les fesses enfoncées confortablement dans la neige, sans s'ennuyer et sans perdre leur sourire. Un bonhomme de neige avec des pieds aurait-il l'idée de s'en aller ? Qui sait ? Pas Jeanne en tout cas : l'idée ne l'effleure pas, et du coup elle s'en fiche. (Mais si elle y pensait, bien sûr qu'elle lui donnerait des pieds, à son bonhomme ! Des pieds, et aussi des oreilles, des cheveux, et même une barbe, comme celle de son papa. (Son papa à elle, pas au bonhomme.))

Le bonhomme de neige vit dans sa feuille de papier, sur un trait pas tout à fait droit, entouré de petits ronds pas tout à fait ronds. Ça représente la neige. Y a-t-il quelque chose au-delà de cette neige de crayon, cette neige invisible qu'on ne voit que grâce à ses contours gris ? Jeanne ne se le demande pas, mais elle se demande soudain — et elle demande à sa maman — si le bonhomme ne risque pas de prendre froid à rester comme ça, immobile dans la neige. Maman répond « Attends chérie, j'écoute les informations ! ». Jeanne écoute les informations qui disent que la hausse des impôts du remaniement du conflit israélo-palestinien est revenue à la baisse selon les prédictions de la commission de Bruxelles qui réalise une performance d'emploi taxé non rémunéré de 5-0 dans un petit village du Morbihan et de la crise boursière des plans sociaux des inégalités du CAC 40 bla bla bla bla bla bla, et Jeanne trouve ça ennuyeux comme pas possible, en plus ça ne lui dit rien au sujet de son bonhomme de neige. Ce qui n'est pas très sérieux, parce que son bonhomme, il est juste là, il existe, il attend, et il a peut-être froid ! Et il est bien plus intéressant aux yeux de Jeanne que les images sanglantes du conflit israélo-palestinien à Bruxelles ou que les réformes du ministre des finances de l'intérieur. (Le ministre, c'est celui qui a une grosse moustache ? Non, Jeanne, lui c'est le chauve à lunettes, et tais-toi, tu m'énerves.)

Jeanne décide de donner un chapeau et trois autres écharpes à son bonhomme de neige, au cas où. Une jaune, une verte, et une bleue, non, une orange plutôt. Le bonhomme de neige dit merci. Jeanne répond pas de quoi, et que s'il a trop chaud il peut toujours les enlever. Maman dit arrête de parler toute seule, Jeanne, Jeanne dit je ne parle pas toute seule, maman, je parle au bonhomme de neige. Maman soupire.

Jeanne se dit aussi que son bonhomme de neige ferait mieux d'avoir un nom, sinon personne ne saura comment l'appeler. Alors elle le nomme Pierre. Jeanne a mis une seconde et trois dixièmes pour trouver ce prénom.

« Maman, tu veux voir mon bonhomme de neige ? »

Maman ne répond même pas, cette fois.

Plus tard, au repas du soir, Maman et Papa discutent. Maman s'énerve à parler de politique, Papa se plaint de son travail. Ce sont des choses importantes. Jeanne n'a pas du tout envie d'avoir affaire à ça ; ça a l'air très désagréable, les choses importantes des adultes.

Le lendemain, Jeanne décide d'élire Pierre président de la république. Comme ça, on en parlera peut-être aux informations que regarde maman. Jeanne construit une boîte à voter magique avec un carton à chaussures et sa paire de ciseaux roses, puis elle demande à sa copine Ding-Ding (qui est une fée mais chut, il ne faut pas le dire, c'est un secret !) de venir prononcer une formule pour que la boîte à voter magique devienne vraiment magique. Ding-Ding aime bien Jeanne, elle aime rendre service et elle n'est de toute manière pas très responsable, alors elle s'exécute. Jeanne remercie Ding-Ding en lui donnant un biscuit à la fraise. Puis elle glisse son dessin de Pierre dans la boîte à voter magique.

Vingt-sept minutes plus tard, c'est la panique : le pays tout entier se demande pourquoi il est dirigé par un bonhomme de neige.

lundi 27 octobre 2014

mini-tests de jeux vidéo : Machinarium, The Unfinished Swan, Borderlands 2

Récemment, j'ai joué à :

Machinarium. C'est un point and click où on incarne un robot qui a été jeté à la décharge ; il veut retrouver sa copine puis s'échapper avec elle de la grande ville des robots, tout en évitant les vilains robots aux chapeaux noirs qui ne font rien qu'à persécuter les autres. L'histoire est complètement bidon mais les personnages sont sympathiques et les situations rigolotes, et surtout, ce jeu est beau ! Que ce soit au niveau des graphismes ou de la musique, Machinarium est attachant et a du cachet. Le fait qu'il soit « muet » lui donne du charme en plus sans entraver la compréhension.

Au niveau gameplay, ben… c'est du point & click. Et c'est pour ça que je n'ai acheté Machinarium qu'en soldes à trois ou quatre euros, pour redonner une chance à ce genre que je n'ai jamais vraiment aimé. OK, j'aime les jeux calmes, l'exploration et la réflexion, mais les point & click auxquels j'ai joué jusqu'ici m'ont surtout procuré de la frustration… Je n'ai d'ailleurs jamais pu en finir un seul sans soluce. (Je passe la plupart de mon temps à bloquer complètement, à cliquer désespérément sur le moindre petit élément de décor, à tenter en vain plein de combinaisons d'objets qui ne font aucun sens, au cas où, même si je les ai déjà essayées plusieurs fois, à avoir la certitude que « mais bordel j'ai absolument TOUT essayé, là ! y'a RIEN qui marche ! » alors que ce n'est pas le cas… bref. Mon cerveau a de gros problèmes de compatibilité avec ce genre de jeux. Je suis peut-être un peu débile.)

Mais les énigmes de Machinarium sont, pour la plupart, raisonnables et bien pensées. Et puis pour varier, il inclut pas mal de mini-jeux et autres énigmes logiques, casse-tête, etc. Par exemple un mini-jeu de tir, ou un jeu de « super tic-tac-toe » où il faut aligner, contre un adversaire dirigé par l'ordinateur, cinq symboles identiques sur une grille de 10 × 10 (ce qui, contrairement au tic-tac-toe classique, est un défi intéressant ! Même après avoir gagné, ce qui m'a pris une quinzaine d'essais, j'ai refait ce jeu plusieurs fois pour le fun). Et si vous êtes comme moi et que vous bloquez quand même, les développeurs ont eu la bonne idée d'inclure la soluce directement dans le jeu ! Dans le menu-inventaire, on peut cliquer sur une ampoule pour avoir un indice, et si ça ne suffit pas, on peut aussi cliquer sur le livre de la soluce. Avant de pouvoir ouvrir ce dernier, il faut réussir un autre mini-jeu de tir, facile, mais qui prend juste assez de temps pour qu'on se demande « Est-ce que j'ai vraiment besoin de la soluce ? Je pourrais peut-être chercher encore un peu ? ». (Ce qu'on peut reprocher à ce système, c'est le fait que le jeu récompense la triche : déjà par le mini-jeu, puis par les pages du livre de soluce, qui sont toutes dessinées à la main et, quelque part, font partie de l'univers.)

Machinarium est un chouette jeu, qui a su me plaire alors même que je n'aime pas tellement le genre. Je m'en souviendrai un bon moment aussi. Je vous le recommande.


The Unfinished Swan. On dirait un livre pour enfants interactif ! On se retrouve dans un monde entièrement blanc et sans ombres, où tout est donc totalement invisible, et il faut lancer des bulles d'encre noire sur les objets et les murs pour que les reliefs apparaissent… Il y a trois ou quatre chapitres différents, chacun apporte une modification au principe de base (par exemple, à un moment on se met à lancer de l'eau qui fait grandir des plantes plutôt que de l'encre). L'histoire est simple mais bien amenée et pas niaise, avec un protagoniste enfant (dont la mère vient de mourir), un pinceau magique, et surtout un roi-artiste omnipotent et prétentieux qui est le vrai personnage principal de l'histoire.

The Unfinished Swan n'est pas très profond, mais il a du charme et est très agréable. Un beau petit jeu qui change de l'ordinaire ! Je lui reproche seulement d'être trop court (même si je le refais volontiers pour trouver tous les ballons cachés, en tout, ça ne prend pas beaucoup plus de quatre ou cinq heures), et le principe des plantes grimpantes à faire pousser qui est un peu lourdingue dans le deuxième chapitre (il faut jeter de l'eau dessus, encore, et encore, et encore, plein de fois jusqu'à ce qu'elles poussent là où on veut).

Je vous le recommande si vous le voyez en soldes et/ou que vous aimez les jeux esthétiques contemplatifs !


Borderlands 2. Ce jeu sera plus intéressant à analyser d'ici une vingtaine d'années qu'à critiquer aujourd'hui : c'est un pur produit de son époque. Une sorte de condensé de « culture geek » du début des années 10, un mélange de toutes les tendances populaires de ces dernières années.

☐ FPS avec deux ou trois éléments de RPG ? Check. ☑
☐ Un jeu défoulant où la mort n'est pas pénalisante, ou alors très rarement ? Check. ☑
☐ Contenus additionnels téléchargeables en pagaille ? Check. ☑
☐ Univers sans merci et personnages-types « gros durs » ou « rebelles », mais avec des défauts quand même parce que plus personne ne croit aux héros parfaits aujourd'hui ? Check. ☑
☐ Des tonnes et des tonnes de références et de blagues diverses ? Tomáš Garrigue Masaryk. ☑ (Cet homme fut, paraît-il, un très grand Tchèque.)

Pourtant, ce jeu a largement de quoi convaincre.

La planète Pandora est une terre hostile, où les gens sont des opportunistes sans pitié et/ou des crétins finis, où la mort guette derrière chaque rocher, où tout le monde parle cru et où le désespoir est monnaie courante, blablabla, vous voyez le topo ; une ambiance un peu space western aussi, avec des plaines arides et des musiques d'exploration plutôt calmes, et même mélancoliques. Ce calme relatif et cette noirceur sont absolument nécessaires pour contrebalancer le déluge d'humour que charrie le jeu en continu. Une blague toutes les cinq minutes en moyenne, je dirais. De l'humour noir, bien sûr (il pourrait difficilement en être autrement vu le cadre), mais souvent franchement drôle et agréablement débile. Prenez par exemple le robot Claptrap, sorte de mascotte de la série : un robot à la fois solitaire, désespéré, et un joyeux drille pathétique qui agace tout le monde sans s'en rendre compte. D'un côté, il est hilarant, de l'autre on ne peut que ressentir de la sympathie et un peu de pitié pour lui. Le personnage parfait pour la série.

Quant aux références… c'est tout bonnement affolant. Il doit y en avoir, sans exagérer, plusieurs centaines en tout. Je crois qu'à moins d'avoir séjourné dans une grotte au pôle sud pendant les cinquante dernières années, il est impossible de n'en capter aucune — et qu'à moins d'être une espèce d'übergeek insomniaque atteint de téléphagie pathologique, il est impossible de les capter toutes. Est-ce une bonne chose ? … Je ne sais pas trop. Forcément, les références, ça instaure une relation de connivence entre les créateurs du jeu et la personne qui joue, ça fait sourire aussi parce que ça donne souvent des parodies ; mais en général, ça ne *dit* rien d'intéressant. C'est artificiel. Parfois, ça paraît vraiment forcé. Dans un jeu sérieux, je n'aime pas trop. Ici… ma foi, c'est tellement dans le ton que ça passe bien.

Borderlands 2 est un FPS en monde ouvert conçu pour être le plus fun possible. On récolte plein d'armes tout le temps et elles sont pour la plupart générées aléatoirement, avec telle ou telle capacité spéciale, telles ou telles caractéristiques… Du coup il y a toujours un peu de gestion d'inventaire à se taper, mais ce n'est jamais trop grave si on jette une arme par erreur : il y en a toujours d'autres à récupérer un peu partout. Quand on meurt, on a droit à quelques secondes d'agonie (?) pendant lesquelles on peut revenir à la vie si on arrive à tuer un ennemi. On peut même le faire plusieurs fois de suite, la durée diminue simplement à chaque fois ; c'est un mécanisme qui fait qu'on peut foncer dans le tas sans trop se soucier des conséquences quand il y a plein d'ennemis à l'écran, il faut juste faire attention quand il n'y a qu'un ou deux balèzes. En général, Borderlands 2 est facile. (À quelques exceptions près, mais je joue très mal aux FPS de manière générale donc vous pouvez dire « ultra facile » si vous êtes du genre à vous vanter de vos scores.) Quant aux éléments RPG, ce sont : des quêtes secondaires, des niveaux à gagner, et des arbres de compétences à remplir pour avoir des capacités spéciales (selon le personnage que vous avez choisi, qui incarne aussi sa classe et est un peu customisable — mais pas beaucoup).

Borderlands 2 a également une très bonne durée de vie… d'ailleurs je ne l'ai pas encore fini. Mais je fais une pause. Parce qu'autant ce jeu est franchement drôle, prenant et agréable, autant au bout de plusieurs mois de jeu (je joue lentement), le gameplay commence à être un peu répétitif et les blagues un peu trop nombreuses. C'est un jeu qui est excellent en sessions d'une à trois heures, une fois de temps en temps. Donc oui, je le laisse de côté quelque temps, là — mais je pense que je le retrouverai avec plaisir. Je ne dirais pas qu'il est trop long. (En fait, le seul jeu trop long que je connaisse, c'est Persona 3.)

À noter que je parle ici de la durée du jeu en « mode vanille », sans aucune extension ni contenu additionnel payant (DLC). Borderlands 2 vous fait de la pub pour ses DLC tout le temps : quand vous sélectionnez votre personnage au tout début, il y en a quatre gratuits et deux payants (qui sont listés au-dessus des gratuits). Quand vous utilisez la station de téléportation, les lieux accessibles en DLC sont listés avant les lieux où vous pouvez aller. Ça reste moins lourdingue que ce qu'ont pu faire d'autres jeux, ça s'ignore facilement au final, mais ils poussent un peu beaucoup quand même. Alors que le jeu sans DLC est on ne peut plus complet : vous en avez, du contenu à parcourir ! Surtout que les zones et les ennemis ont des niveaux fixes, et que si vous faites déjà toutes les quêtes du jeu sans les DLC, vous vous retrouverez en général avec un niveau un peu élevé par rapport aux quêtes disponibles. À mon avis, ces contenus optionnels sont surtout là si vous voulez recommencer une partie et voir d'autres endroits. Sinon, vous pouvez vous en passer.

Bref (ce test est devenu bien plus long que prévu), Borderlands 2 est un jeu qui aguiche le chaland et caresse les geeks dans le sens du poil de manière complètement éhontée — et que pourtant je recommande. C'est un jeu qui me conforte dans l'idée qu'au final, les tendances des jeux vidéo « grand public » actuels ne sont pas toutes forcément mauvaises… (Ce qui est un autre débat que j'aborderai une autre fois. Peut-être.)

P. S. Ah, j'allais oublier : si vous n'avez pas fait Borderlands 1, il y a des événements dont vous entendrez parler au lieu de les avoir « vécus », mais rien qui vous empêchera de suivre l'histoire. Borderlands 2 est la suite directe du 1 mais avec un autre personnage principal, et au niveau gameplay, c'est tout simplement pareil en mieux.

dimanche 19 octobre 2014

♪ 26 : le premier champ de novembre parle de silences, de rétribution et de mots inconnus

Il y a quelques semaines, je tombe presque par hasard sur ce qui est peut-être la première composition majeure du minimalisme contemporain — et qui semble avoir été complètement oubliée. November de Dennis Johnson, une piste pour piano composée en 1959, qui dure plusieurs heures et qui inspira La Monte Young pour son fameux Well-Tuned Piano.

The Well-Tuned Piano, justement, je n'ai jamais su l'apprécier. J'ai beau aimer le minimalisme et m'intéresser à la musique microtonale, je ne ressens qu'un sentiment d'incompréhension, d'inconfort puis d'ennui à l'écoute de ce mastodonte. November, par contre… c'est une musique tonale, beaucoup plus claire, qui me parle. Novembre. L'arrivée du froid, du brouillard, le temps qui semble ralentir, une douce mélancolie qui pousse à l'introspection. C'est une musique à écouter par temps gris, une musique qui évoque la pesanteur et malgré tout une beauté qui ne s'estompe pas, même au fil des heures. On peut détester novembre, il y a toutes les raisons de le faire, mais quelque part j'aime ce moment de l'année — et cette musique en est l'illustration parfaite.

November était une œuvre perdue jusqu'à récemment : c'est Kyle Gann, compositeur, professeur et critique, qui l'a découverte et reconstituée patiemment (des mois de travail). Il en existe deux interprétations récentes : une jouée par Sarah Cahill en concert que l'on peut télécharger ici, et celle que j'ai écoutée, jouée par R. Andrew Lee et sortie en 2013 sur quatre CDs. (Les CDs s'enchaînent sans transition grâce aux silences de la composition ; on ne perd donc rien pour peu qu'on écoute la version digitale.)

Si ça vous intéresse, il y a une critique en français plus étoffée ici. Et la page officielle de l'album est ici.




Les Legendary Pink Dots sont un groupe unique. Un groupe de rock qu'on dit psychédélique, mais qui semble plutôt « venir d'ailleurs » qu'avoir quelque rapport que ce soit avec les drogues et leurs effets ; un groupe qui raconte de vraies histoires, toujours un peu grinçantes, qu'on pourrait qualifier de contes modernes dans de nombreux cas (c'est l'un des rares groupes dont je lis presque toujours les paroles) ; un groupe enfin étrangement populaire chez les amateurs de musique industrielle*. Peut-être en partie parce que cEvin Key a collaboré avec Edward Ka-Spel… peut-être aussi pour des penchants expérimentaux et des ambiances pas vraiment gothiques, mais à la fois sombres, enchanteresses et dérangeantes.

Nemesis Online est leur album « de fin de siècle », et on y trouve des sons électroniques, des passages bruitistes, du jazz déglingué… une hantise, une anxiété au milieu du tumulte des ténèbres et des lumières électriques. C'est un très bon album. Peut-être mon préféré du groupe pour le moment après 9 Lives to Wonder.

* Suffit de regarder la page « artistes similaires » sur last.fm pour s'en convaincre. Coil, Nurse with Wound, Tuxedomoon, Psychic TV… en fait, sur les quinze artistes recommandés de la première page, j'en écoute quinze et j'en aime quinze. Alors que c'est un tout autre genre.




Vous avez déjà écouté First Utterance de Comus ? Cet album est fou. Je l'écoute une fois tous les cinq ans, mais je comprends pourquoi il est si apprécié. C'est un disque de freak folk progressif sorti en 1971, et on dirait un conte mythologique ; une ambiance champêtre et pastorale, avec des histoires de meurtre, de viol, d'enfermement et de folie... Une beauté réelle, mais qui baigne dans la cruauté et la perversion. C'est très mélodique, parfois dissonant mais pas musicalement « sombre » ; certains y entendent même des ressemblances avec Jethro Tull ou Amon Düül II. On comprend aussi aisément pourquoi ça a inspiré David Tibet (Current 93), même si lui interprète le folk torturé de manières très différentes. Pour autant, je ne connais rien qui ressemble vraiment à First Utterance.

Beaucoup considèrent cet album comme un chef d'œuvre et un disque majeur dans l'histoire du genre. J'aurais tendance à leur donner raison, même si mes connaissances en folk sont très limitées.




Ça faisait déjà quelques années que je connaissais le sixième disque de Supersilent. J'avais mis pas mal de temps à l'apprécier : un disque de free jazz qui incorpore des éléments électroniques, une musique pas vraiment chaotique ni structurellement difficile mais qui me déstabilisait par son côté à la fois calme et choquant, atmosphérique mais perturbé, qui semble dire à la fois « fais attention » et « laisse-toi porter ». Aujourd'hui je l'aime vraiment, sans pouvoir trop expliquer pourquoi. J'attendais ça pour découvrir leurs autres disques.

J'ai donc écouté les numéros 1, 2, 5 et 10. Supersilent 5 me plaît autant que le 6 je crois, et je l'ai apprécié tout de suite. Des mélodies et des rythmes qui se détendent, s'effilochent presque sans perdre leur forme au milieu des silences… L'image qui me vient en tête, là, ce sont ces organismes translucides microscopiques qu'on voit parfois filmés en gros plan, en train de nager dans une mer qui semble être un espace complètement noir et vide. Mais c'est une image un peu forcée. J'ai tout de suite aimé Supersilent 5 parce qu'il s'écoute de la même manière qu'un disque de lowercase : dans une sorte d'état méditatif. Mais les sons sont nettement moins froids que dans le lowercase. À l'écoute, je ne sais jamais trop ce qui va arriver mais je sais que ça sera beau, ou du moins que ça me touchera.

Le n° 10 (qui a deux fois plus de pistes et est deux fois plus court) est beaucoup plus ambient, sans percussions, très léger… plus classique aussi. Les volumes 1 et 2 sont à l'opposé, bruyants, presque bruitistes (je ne pense pas les écouter très souvent). Je ne sais pas encore à quoi ressemblent les autres. Ce groupe est intéressant en tout cas !




A Field for Mixing de Richard Chartier est un bel album minimaliste en deux parties.

La première, “Fields for Recording 1-8”, est comme son nom l'indique un montage de phonographies ; 48 minutes de présences constantes mais très discrètes. On sent qu'on est quelque part ailleurs, sans savoir vraiment où — et en même temps, c'est très peu intrusif, on peut même facilement oublier qu'on est en train d'écouter quelque chose. Je pense qu'en vrai, les endroits où l'artiste a enregistré les sons doivent sembler incroyablement calmes, quasi-silencieux. Le silence en soi n'a rien d'intéressant et ne se ressent que par contraste ; mais là, ces quasi-silences sont beaux et agréables.

Puis “A Desk for Mixing”, la deuxième partie, combine et modifie des phonographies pour en faire une piste ambient, avec un motif rythmique-mélodique récurrent. Ça reste une musique discrète et simple, mais après la quasi-absence précédente, le contraste est saisissant. C'est ça qui fait en grande partie l'intérêt du disque : on passe d'un presque rien « naturel » à un presque rien « artificiel », et la différence est impressionnante.

À écouter au calme, impérativement.




Klara Lewis pourrait donner goût au dark ambient à des personnes qui n'aiment pas ça. Sur son premier album, Ett, elle crée des sortes de sculptures sonores qui pourraient facilement changer de genre si elles le voulaient. C'est fait à partir de phonographies, mais des phonographies très « musicales », montées en boucles pour former des rythmes ; pas de grandes étendues, mais des juxtapositions riches et détaillées. Dans les pistes du début, on approche d'une dub techno noircie, presque crasseuse. À d'autres moments, les sons prennent des allures presque acoustiques. Puis on ne sait pas du tout là où on est, les évocations d'un son contredisent celles des autres, les vagues de sons deviennent tumultueuses… (“Muezzin” est particulièrement flippante.)

Klara Lewis vient de Suède, c'est la fille du bassiste de Wire, et elle a du potentiel. Ett est un bon album en tout cas, qui ne manque pas d'originalité.




Koch de Lee Gamble est un album de techno expérimentale intéressant. Il suit plusieurs tendances actuelles, avec ses beats quasi-industriels, ses toiles de fond quasi-ambient, un tout petit peu d'influences dub techno aussi, mais dès qu'on commence à se sentir en terrain familier (et ce familier-là n'a rien de péjoratif : des pistes comme “Motor System” sont assez classiques mais très efficaces), la musique se met à dévier de sa trajectoire. Les beats deviennent difficiles à suivre, les mélodies deviennent dissonantes, on a des tensions qui ne se résolvent pas à proprement parler… mais autour desquelles Lee Gamble étoffe ses morceaux de telle manière à ce qu'elles finissent par devenir agréables par elles-mêmes. On sait à quelle vitesse on va, on croit connaître le véhicule, mais le trajet est inconnu. “HMix” me fait presque penser à du Ken Ishii. “Voxel City Spirals” donne l'impression d'être dans un clocher géométrique sombre sans savoir où est le haut et où est le bas. “Jove Layup” a un côté très club, mais comme vu à travers des vapeurs noires d'usine. L'album dure 75 minutes, ce qui est beaucoup, mais comme l'album est à la fois prenant et surprenant, c'est une bonne durée.

L'artwork est également très chouette je trouve, avec son alphabet qu'on dirait presque lisible (ça ressemble un peu à “Koch”, le mot sur le devant..? et on croit reconnaître les lettres A, B, C, D sur les étiquettes du vinyle) mais qui ne l'est plus du tout dès qu'on ne sait plus à quels mots s'attendre !




Et puis oui, il y a Syro aussi. C'est un album plus qu'honorable, avec des sonorités “acid” comme je m'y attendais (Richard D. James n'avait sorti que ça depuis quelque temps, non ?), mais quand même plus IDM et plus varié que ses disques signés AFX et The Tuss*. Ce n'est pas la révolution stylistique que certains attendaient** mais peu importe, chaque piste est intéressante par elle-même, Richard a vraiment soigné les détails (plus j'écoute les pistes, plus je trouve qu'elles ont beaucoup à offrir). J'aime particulièrement les quatre premières, les plus calmes, la mélodie sur “syro u473t8+e (piezoluminescence mix)” qu'on dirait sortie d'un Sonic de l'ère Megadrive, et la finale au piano avec des oiseaux qui font cui-cui dans le fond (pour changer des boîtes à rythmes qui font TktrKTKRKQTKRKXTZKrkRkXz).

Il y a deux trucs que je reproche souvent à Aphex Twin : (1) le fait qu'il s'excite un peu trop sur les boîtes à rythmes, ce qui finit par me fatiguer, et (2) un certain manque de cohérence dans la construction de ses albums. Pour ces deux raisons, pas mal de ses disques sont intéressants mais lourdingues, moins bons que l'ensemble des pistes qui les composent en fait. Syro évite plutôt bien ces deux écueils, chaque piste étant réussie, agréablement mélodique et jamais trop chaotique, et l'album ayant dans son ensemble une assez bonne unité de style. Seule “180db_” pourra en rebuter quelques-uns, je crois.

Donc oui. Après un mois et quatre écoutes, je crois même que Syro fait partie de mes disques préférés de Richard D. James. Après Selected Ambient Works Volume II quand même, mais à peu près au même niveau qu'…I Care Because You Do. Je crois même que ça pourrait être une bonne entrée en matière pour qui n'aurait jamais écouté Aphex Twin !

* Mes excuses à Karen et Brian Tregaskin s'ils existent réellement.

** Comme drukQs avait pu l'être, quelque part. Mais drukQs était tellement long et aggressif que je ne pense pas le réécouter de sitôt. Et puis franchement, c'est rare qu'un artiste se réinvente radicalement après plus de vingt ans de carrière, non ? (OK, Scott Walker l'a fait. Mais Scott Walker, c'est un cas exceptionnel. D'ailleurs j'ai hâte d'écouter Soused.)

vendredi 17 octobre 2014



(Ça, c'est la vidéo pour “Motor System” de Lee Gamble, tirée de son album KOCH dont je parlerai bientôt. La vidéo est signée Cyrk.)

mardi 14 octobre 2014

Lectures (5) : le homard voyageur se berce dans l'ombre de la fin des cartes, aveuglé par le fameux rire des fantômes

Si par une Nuit d'Hiver un Voyageur d'Italo Calvino est l'histoire d'un lecteur qui achète Si par une Nuit d'Hiver un Voyageur d'Italo Calvino, mais ne peut pas le lire parce que le texte imprimé n'est pas correct. Il veut poursuivre sa lecture quand même et s'embarque dans une histoire rocambolesque pour retrouver le bon texte… C'est un roman très bien pensé, expérimental mais léger et plein d'humour, sur la littérature et la lecture. L'auteur s'amuse à jouer avec ses deux lecteurs (le personnage du livre et vous), et… je n'en dirai pas plus pour ne pas gâcher les surprises ! Mais la dernière pensée que j'ai eue le refermant le bouquin fut « C'est génial ».

(Le défaut du livre, inhérent à son concept, c'est qu'il suppose que vous vous identifiiez au lecteur-type imaginé par Calvino quand il a écrit son livre : à savoir un Italien, vivant à la fin des années 70, qui aime les femmes et la lecture. Évidemment, ce ne sera pas votre cas. Vous aurez sans doute également d'autres frustrations en lisant le livre, mais elles sont volontaires et… et je ne vous en dis pas plus.)

Si par une Nuit d'Hiver un Voyageur semble épuisé, je ne l'ai trouvé nulle part en librairie. Mais on peut le trouver d'occasion, et je vous le conseille.

(En passant, si vous avez vu et aimé Holy Motors, de Leos Carax, vous devriez apprécier ; conceptuellement, les deux œuvres ont pas mal de points communs. (Et personnellement, je préfère celle de Calvino.))





Je ne suis pas l'actualité littéraire — même pour ce qui est des classiques, je suis vraiment inculte en littérature française —, mais j'ai voulu essayer un bouquin de Michel Houellebecq. Par curiosité. J'ai donc pris La Carte et le Territoire, pas tellement parce que c'était ce roman-là qui avait reçu le fameux prix Goncourt (est-ce qu'il faut se fier aux prix en littérature ?) mais parce que ça semblait être le seul de ses romans en rayon à ne pas trop parler de sexe.

La Carte et le Territoire est le portrait d'un artiste qui devient, presque par hasard et du jour au lendemain, extrêmement riche et reconnu. Houellebecq lui-même est un personnage important dans l'histoire, et on retrouve d'autres vraies personnalités françaises au fil du récit (Frédéric Beigbeder ou Jean-Pierre Pernaut par exemple). Le livre est en partie un prétexte pour l'auteur à donner son opinion sur un peu tout ce qui lui vient par la tête… et surtout une sorte d'autoportrait. Difficile de ne pas voir en Jed Martin, le personnage principal, une projection : ce que Houellebecq ferait s'il était artiste et avait un train de vie plus sain. (Il présente quatre idées d'œuvres, qui lui paraissent manifestement excellentes.) Et puis, ce Jed Martin est un personnage presque neutre, comparé à Houellebecq qui se peint lui-même de manière beaucoup plus marquante. Il y a aussi une intrigue, mais elle est un peu balancée comme ça, elle sort de nulle part pour faire avancer le livre et ne mène pas beaucoup plus loin.

Je lis surtout des romans étrangers, et La Carte et le Territoire m'a paru incroyablement français. Peut-être même parisien, et presque jusqu'à la caricature. Par son côté désabusé/pessimiste, intellectuel, et en même temps indolent et hédoniste (à commencer par le personnage de Houellebecq même : l'artiste génial complètement négligé, sale, débauché, qui procrastine, boit, etc). Mais la manière qu'a l'auteur de présenter la France donne l'impression qu'il ne connaît vraiment que son milieu privilégié, celui des célébrités et des gens riches — ce monde confortable du paraître, où l'on est invité partout tout le temps et où les problèmes sont plus théoriques qu'autre chose, on en discute flûte de champagne à la main sans les vivre. (Ce dernier point change à la fin du roman, cela dit.)

Et puis, à plein de moments, pour plusieurs raisons, je me suis dit que Houellebecq abusait franchement. C'est un écrivain qui ose, qui adopte un style « neutre » au point de choquer (et n'hésite pas à paraphraser Wikipédia), qui laisse voir toutes les ficelles de son récit, qui se présente lui-même sans y aller avec le dos de la cuillère. Ça m'a fait sourire, mais ça pourra en agacer et en rebuter d'autres.

Malgré toutes ces critiques, j'ai pris plaisir à lire La Carte et le Territoire. C'est un livre qui ne manque pas de personnalité. C'est juste qu'il est moins bien construit, moins bien écrit que les autres livres que j'ai l'habitude de lire… Peut-être volontairement ? À lire, pourquoi pas, mais plutôt à emprunter à la médiathèque du coin qu'à acheter.

(On m'a dit que ce n'était pas le meilleur de Houellebecq, ce que je veux bien croire.)




Après l'excellent Oryx & Crake*, j'ai voulu essayer un autre livre de Margaret Atwood et j'ai lu The Blind Assasssin.

The Blind Assassin est un drame familial qui part du suicide de la sœur de la narratrice. Cette narratrice est aujourd'hui une vieille femme grincheuse et amère, qui déteste le monde dans lequel elle vit, et elle retrace les événements de la vie de sa famille. Et — l'intérêt principal du livre est là — c'est une présentation assez fine de l'évolution des relations sociales au cours du XXe siècle. C'est un drame où les personnages sont victimes des mœurs et des changements de leur époque ; on peut avoir de l'empathie ou au moins comprendre les motivations de tous, même des manipulateurs apparents.

Il est aussi question d'un roman posthume écrit par la sœur, ouvrage qui avait choqué en son temps : une histoire d'amour entre une femme riche et élégante et un écrivain de pulp novels désargenté. Lui invente pour elle une histoire fantastique peu crédible, dans un monde lointain avec des morts-vivantes séductrices, un culte et des croyances étranges, une jeune femme en danger, etc. — bref, le genre d'histoires racoleuses et improbables qu'il vend d'habitude. Il la lui raconte, épisode par épisode, lors de leurs rendez-vous amoureux.

On a donc une histoire complètement extravagante [le récit de science-fiction de l'écrivain], à l'intérieur d'une histoire peu crédible, idéalisée [le roman d'amour de la sœur], elle-même à l'intérieur de la réalité du roman, crédible, mouvementée mais dure et au final un peu déprimante. The Blind Assassin est un bon roman, mais on peut trouver qu'il est un peu long. Et il a un goût amer. L'auteure semble presque s'en excuser vers la fin : ce ne sont pas les vies heureuses qui font les bonnes histoires… The Blind Assassin rappelle que la vie n'a en soi rien de juste et que les récits sont éphémères. Sont-ils utiles pour autant ? … (Pour moi oui, sans l'ombre d'un doute. Mais c'est aussi là un des thèmes du livre.)

Je continuerai à lire d'autres romans d'Atwood, parce qu'elle est manifestement douée et capable d'écrire des choses très différentes. Mais j'ai préféré Oryx & Crake.

* Qui est la première partie d'une trilogie de science-fiction. J'en parlerai quand je l'aurai lue en entier, là j'ai fini les deux premiers tomes et j'entame le troisième. Mais je peux déjà vous la recommander vivement !




L'Ombre du Vent de Carlos Ruiz Zafón raconte l'histoire de Daniel Sempere, un jeune Espagnol qui découvre un jour, dans une bibliothèque secrète où sont gardés des livres « oubliés », un livre passionnant écrit par un certain Julián Carax, auteur que très peu de gens semblent connaître. Il découvre que si cet auteur est inconnu, c'est en partie parce qu'une personne cherche assidûment ses ouvrages pour en détruire chaque exemplaire… Commence une enquête dans la Barcelone franquiste, qui ne porte pas tant sur les livres mêmes que sur la vie de Carax (aussi mouvementée que celle du protagoniste). Ça devient une intrigue qui tient en haleine et où on s'attend à ce que les choses tombent dans le surnaturel d'un moment à l'autre ; difficile de refermer le livre !

À côté de ça, il est question des amours du protagoniste (parce qu'il devient vite adolescent, que les ados, un rien les séduit, et que les personnages féminins ont effectivement du charme), d'un personnage fantasque qui apparaît au bout de plusieurs dizaines de pages, le tout sur fond de régime autoritaire (surtout incarné par le personnage de Fumero, un flic véreux, vicieux, tellement haïssable qu'il en devient presque inhumain). L'Ombre du Vent a aussi quelques inspirations gothiques : Zafón affectionne les personnages torturés, les cadres abandonnés, les scènes impressionnantes… sans tomber dans l'excès. Ça ne fait qu'ajouter au charme du livre.

C'est un roman à succès et je comprends pourquoi, il est vraiment prenant ! J'en lirai volontiers d'autres du même auteur.




Cronopes et Fameux de Julio Cortázar est un petit recueil de textes courts tout à fait sympathique. Une sorte d'humour absurde et surréaliste, avec des manuels sans utilité pratique, des personnages inventés improbables, des hurluberlus qui agissent de manière hurluberluesque et des petits quasi-non-sens qui sont peut-être très malins et peut-être complètement idiots. Un extrait :

«  Il faut vous dire que les tortues sont grandes admiratrices de la vitesse et c’est bien naturel.
Les Espérances le savent et s’en fichent.
Les Fameux le savent et se marrent.
Les Cronopes le savent et chaque fois qu’ils rencontrent une tortue, ils sortent leur boîte de craies de couleur et, sur le tableau rond de son dos, ils dessinent une hirondelle. »
C'est là l'un des textes dans sa version intégrale. Le livre est vraiment très court, les textes vont de quelques phrases à une demi-douzaine de pages, pas plus… C'est plus amusant et/ou attendrissant que profond. Mais c'est le genre de livre que j'aimerais bien écrire, et j'ai aimé le lire.

(Note : L'illustration ci-dessus est signée Abril Sainz. Si vous savez lire l'espagnol, vous pourrez lire un extrait de Historias de Cronopios y de Famas illustré par ses soins ici !)




Vous avez déjà lu une revue littéraire ? Vous savez, ces bouquins qu'on trouve dans les grandes librairies, qui coûtent cher et qui contiennent plusieurs récits courts et essais ? J'ai essayé, pour voir, le numéro 602 de la Nouvelle Revue Française. (Oui, c'est de là que vient le fameux logo nrf qu'on voit sur les livres de chez Gallimard : c'était une revue littéraire avant d'être une maison d'édition ! Et cette Nouvelle Revue Française existe depuis 1908.)

Le thème était Des Fantômes ; j'ai feuilleté un peu, ça m'a eu l'air intéressant, j'ai commencé. Comme on pouvait s'y attendre, ce fut inégal — mais plus au niveau de la difficulté et de l'intérêt des textes qu'au niveau de leur qualité. J'ai tout lu*, et c'était intéressant d'avoir tout une collection de divers styles, diverses approches, divers types de textes. Il y a des auteurs qui présentent un fragment de leurs recherches, et qui le présentent bien. Il y a de petites nouvelles agréables (et quelques extraits de romans qui ne se présentent comme tels qu'à la fin, ce qui est un peu frustrant : l'impression d'avoir payé pour un échantillon d'essai). Il y a des poèmes, des entretiens, des documentaires, des critiques ou des présentations d'autres œuvres, en général tout est réfléchi et bien écrit. Malheureusement, il y a aussi (et je m'y attendais) des textes intellectuels ronflants, prétentieux, très difficiles à lire et qui n'apportent pas grand-chose de concret — des textes d'érudits imbuvables qui intellectualisent tout jusqu'à rendre leurs textes abscons. (Certains n'ont même pas besoin de mots compliqués pour y arriver ; par exemple : « Les récits contemporains travaillent ainsi à rebours de l'histoire non seulement parce qu'ils remontent les durées historiques pour dire un amont infigurable, mais aussi parce qu'ils déplacent la fonction de l'archive. »)

Bref… dans l'ensemble, c'est un ouvrage intéressant. Mais ça reste un truc pour intellos, et trop cher pour ce que c'est. Mieux vaut sans doute aller dans une bibliothèque et lire seulement les textes qui nous intéressent : on peut passer de bons moments de lecture comme ça. Si vous ne vous sentez pas du tout l'âme d'un(e) intello littéraire, vous pouvez aussi très bien vous passer de revues littéraires pour le reste de votre vie.

* À part un texte, celui dont j'ai cité une phrase ci-dessus.




Laughter in the Dark de Nabokov est l'histoire d'un homme marié riche, un peu simplet (critique d'art), qui s'éprend d'une jeune femme ambitieuse, séduisante et désargentée (ouvreuse dans un cinéma). L'auteur sait très bien qu'on s'attend à ce que ça se termine mal, et nous débarrasse de ce suspense mort-né en résumant l'intrigue dès la première phrase* ; puis il prend un malin plaisir à raconter les détails dans toute leur ironie. Comme on peut s'y attendre avec Nabokov, c'est extrêmement bien écrit et les deux personnages principaux sont intéressants à suivre — à la fois très marqués et crédibles.

Et non seulement l'histoire est bonne, mais Nabokov nous prend à parti : à quel point va-t-on ressentir de l'empathie pour ce personnage principal qui veut jouer l'adultère alors qu'il ne sait pas couvrir ses traces ? Qui se laisse berner comme pas possible en tentant d'échapper à sa vie ennuyeuse ? Pauvre bougre ou pauvre couillon ? On pourrait en finir par prendre le parti des « méchants »… Selon la personnalité de chacun, Laughter in the Dark sera une histoire morale ou immorale, délicieusement ou bien terriblement cruelle. Un excellent roman en tout cas.

* Ou presque.




Thomas Pynchon et David Foster Wallace sont deux écrivains américains incontournables, à ce qu'il paraît. Ils ont aussi la réputation d'écrire des pavés difficiles à lire. À chaque fois que je vais à la Bibliothèque du Monde Entier (là où j'achète mes bouquins anglais à Strasbourg), je feuillette un ou deux Pynchon, puis je les repose… Un jour j'en prendrai un quand même.

En attendant, j'ai voulu essayer Wallace. Son roman le plus connu est Infinite Jest, mais j'ai entendu dire qu'il valait mieux commencer par ses essais, plus courts et plus faciles d'accès. J'ai ouvert un peu au pif et j'ai vu une page avec plein de carrés et de flèches dans tous les sens. J'ai lu quelques lignes et j'ai beaucoup aimé son écriture. Vendu !

David Foster Wallace donne l'image d'un érudit à l'esprit académique rigoureux, qui n'a que trop conscience d'être « un putain d'intello » et pratique donc volontiers l'autodérision. Ça se traduit par un style très personnel, savant (prévoyez un dictionnaire à portée de main… et attendez-vous à ne pas y trouver certains mots !) mais aussi très oral et vivant. Et avec plein plein plein de notes de bas de page.

Consider the Lobster contient dix essais/articles/critiques, sur des sujets divers comme la campagne de John McCain en 2000, la fête du homard dans l'État du Maine, l'importance de lire Dostoïevski aujourd'hui ou la cérémonie des AVN Awards (qui récompensent les meilleurs films porno aux États-Unis). À noter que la plupart des articles datent de la fin des années 90, ce qui a évidemment son importance. Une bonne partie des textes de Consider the Lobster ont été commandés par des magazines, et j'imagine la tête qu'ont dû faire les éditeurs en les recevant… Wallace n'écrit jamais pour ne rien dire, mais sa rigueur, le fait qu'il ait toujours quelque chose à dire sur chaque détail et qu'il se concentre sur ceux qui lui paraissent intéressants ont dû rendre ces articles tout simplement impubliables en l'état. Beaucoup trop longs, parfois trop polémiques, trop peu objectifs. (Par exemple, l'article sur la fête du homard, écrit pour Gourmet, est non seulement très critique mais ne consacre pas une page au plaisir gustatif.)

J'ai bien aimé Consider the Lobster et j'ai envie de lire d'autres livres de David Foster Wallace. Mais je dois quand même dire que mon intérêt a pas mal varié selon les articles. Celui sur Dostoïevski m'a effectivement donné envie de lire Dostoïevski. Celui sur la fête du homard était très bien écrit, mais les questions qu'il soulevait n'avaient rien de nouveau pour moi. L'article sur le 11 septembre était assez peu intéressant. Celui sur la campagne de John McCain était bien mais vraiment long. Je n'ai pas fini celui sur John Ziegler, animateur radio républicain (trop long, et le sujet ne m'intéressait que peu). Celui sur les AVN Awards était franchement réussi. Mon préféré fut la critique — qui oubliait très volontiers son rôle de critique — du Dictionary of Modern American Usage de Bryan A. Garner, l'occasion pour Wallace de présenter ses réflexions sur les aspects et implications politiques de la langue américaine standard, et notamment la guerre entre descriptivisme (« la langue doit être décrite selon son usage réel, il faut s'adapter aux changements et éviter le dogmatisme ») et prescriptivisme (« il y a des règles qu'il faut suivre, sinon c'est le bordel et on ne se comprend plus »)… notamment parce que c'est un sujet qui m'intéresse beaucoup. Si vous avez d'autres centres d'intérêts que les miens, vous aurez sans doute des préférences différentes.

Vous pouvez lire plusieurs essais de l'auteur ici (dans leurs versions éditées, je crois).




The Sense of an Ending de Julian Barnes a une bonne histoire, mais elle est longue à démarrer. La première partie est assez molle — elle est nécessaire pour planter le décor et faire connaissance avec les personnages, mais… ces personnages apparaissent, au final, peu sympathiques et peu crédibles. Assez pédants, en fait. Et trop peu de choses se passent. La deuxième rend les choses intéressantes, et plus on avance, meilleure elle est… mais cela suffit-il à compenser ? (J'ai envie de dire qu'un bon roman ne devrait pas avoir quelque chose à compenser.)

Le thème — et la morale ? — du livre semble être le fait que nos sentiments et nos souvenirs* déforment trop souvent la réalité pour en faire quelque chose de simplifié et de cohérent, qu'on se fie trop souvent à nos premières impressions. Alors oui, à la fin du roman, une révélation-choc en entraîne une autre, l'effet est efficace — mais ça ne suffit pas à effacer les défauts du livre et à me convaincre. The Sense of an Ending a gagné le Man Booker Prize en 2011, pourtant je ne pense pas que je m'en rappellerai encore dans cinq ans.

* Quand on se rappelle de quelque chose, ce n'est pas l'événement lui-même dont on se souvient mais la dernière fois dont on s'en est rappelés… Au bout de quelques années, on se retrouve avec un souvenir d'un souvenir d'un souvenir d'un souvenir d'un souvenir, une copie d'une copie d'une copie d'une copie d'une copie, et forcément il y a quelques erreurs.




Cat's Cradle de Kurt Vonnegut est un livre satirique sur la bêtise humaine* et une possible fin du monde. On suit les pélégrinations de John, ou Jonah, écrivain qui prépare une biographie sur l'inventeur de la bombe atomique… le type même de savant aussi génial qu'irresponsable. La quatrième de couverture (que je n'ai regardée qu'une fois le roman fini, heureusement) dévoile beaucoup trop de l'intrigue, je vous recommande de l'éviter ! Sachez qu'il est question des enfants de ce savant fou, du bokononisme (une religion fictive qui proclame ouvertement qu'elle n'est que mensonges — et qui paraît à la fois plus absurde, plus sensée et plus saine que les véritables), et, dans la deuxième partie du livre, d'un dictateur sur une île toute nulle.

C'est à la fois pessimiste et plein d'humour. Le style est un petit peu sec à mon goût, mais l'histoire est excellente, donc je recommande !

Le texte intégral est disponible en PDF ici. (À noter qu'il y a une erreur, à la fois dans ma version et dans le PDF : vers la fin, une phrase devrait être “Animals breathe in what plants breathe out” et non “Animals breathe in what animals breathe out”.)

* Je crois personnellement qu'on surestime pas mal la bêtise humaine et qu'on la confond souvent avec un simple égoïsme, des priorités qui ne sont pas les mêmes pour tous… mais c'est un autre sujet.