jeudi 27 septembre 2018

♪ 73 : Portrait stratégique de la ballade du feu noir

Il semble que la drum and bass atmosphérique connaisse un renouveau ces derniers temps, et ça n'est pas pour me déplaire ! J'avais déjà recommandé Fabriclive 50: Autonomic ici ; les nouveaux albums de Skee Mask et Djrum vont encore plus loin.

Compro de Skee Mask, déjà : une atmosphère solitaire, froide, diffuse. C'est même un album d'ambient au début, avec une lenteur et un minimalisme qui forcent le calme et l'attention ; les beats prennent tout leur temps pour se mettre en place, un quart d'heure facile, et ce n'est qu'au bout d'une demi-heure qu'on entend un think break — sur une seule piste, pas plus, comme un clin d'œil au passé. Une autre piste emprunte un peu de la noirceur de l'UK bass contemporaine, genre qui aura évolué en parallèle. Il est presque étonnant que ce disque ne soit pas un mix continu mais une collection de pistes, qui pourtant marquent une progression très lente du froid au chaud, plus mélodique, plus rythmé.

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Portrait with Firewood de Djrum, ensuite, qui fait suite au magnifique EP Broken Glass Arch sorti l'an dernier (et qui est une recommandation facile si vous l'avez aimé, c'est dans le même style). Une production tout aussi fine et un son nettement plus chaud, intimiste que sur Compro ; on a beau savoir que l'artiste fait de la bass music, les rares éléments qui tiennent encore de ce genre sont si loin qu'on ne les entend qu'en tendant l'oreille (exception faite de “Showreel, Pt. 3”). Ce sont le piano, le xylophone, les voix qui sont au premier plan, une musique qui émeut et dont les attaches à la dance music ne sont que ténues.


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Il y a eu des disques de downtempo sombres, quasiment tous ceux de trip hop l'étaient un peu, mais le genre fut loin d'aller aussi loin qu'il aurait pu dans les abysses. Pour preuve : Blackmouth, un projet qui combine downtempo, dark ambient et industriel… mené par Jarboe, la chanteuse de Swans. Les instrumentaux n'auraient pas détonné dans une bande originale de Silent Hill, mais impossible de reléguer cette musique à du décor avec cette voix, tour à tour cruelle, torturée, dérangée — une noirceur âcre, malsaine, un personnage aux personnalités multiples (cf. “The Black Pulse Grain”, “And I Call Myself Hag”) qui aurait tout de la sorcière dans une société superstitieuse.

Blackmouth fait mouche quand le groupe reste suggestif ou assez minimaliste, ce qui est le cas la plupart du temps ; ce n'est que sur les trois dernières pistes qu'il se plante un peu, entre les ficelles grossières de “Seduce and Destroy” (dans le genre intense, “The Burn” est autrement plus réussie) et les remixes qui n'avaient rien à faire là. Bidouiller un peu la liste de lecture ne fait pas de mal, la musique en vaut la peine.

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Pour changer complètement d'ambiance tout en gardant un des ingrédients, ma recommendation dance music du mois : Late Night Sessions de DJ Harvey*, un mix de house aux accents downtempo, super bon, deep mais avec des pistes de garage house aussi (ça date de 1996 sans pour autant oublier ce qui se faisait avant). C'est surtout le chant de “Garden of Earthly Delights” qui me reste en tête et me fait revenir à ce disque, mais pour vous donner le niveau, “New Day” de Round Two n'est même pas éclipsée par les autres.

* Aucun rapport avec PJ, du moins pas à ma connaissance. (Mais j'avoue que la ressemblance des noms a dû jouer dans mon envie d'écouter le disque.)


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Ryoko Akama est une artiste japonaise surtout connue pour ses compositions qui, bien que complètement expérimentales, sont étonnantes de candeur. J'ai entendu parler d'elle avec l'album places and pages, sorti chez Another Timbre… qui, sans me convaincre vraiment, m'a donné l'impression qu'il y avait quelque chose à creuser là-dedans. Histoire d'en parler quand même, parce que c'est son disque le plus populaire : places and pages consiste en cinquante vignettes minimalistes, souvent courtes, qui se basent sur une idée simple à chaque fois. Ce que j'aime bien dans ce disque, c'est qu'il est très vivant, spontané, varié. Mais tout y est à mes oreilles trop court, trop minimal, aucune atmosphère ne se crée vraiment — et ça me laisse un peu de marbre.

Je lui préfère sa série de « propositions », toutes réalisées par un artiste différent à partir d'une partition abstraite et cryptique, qui durent neuf, dix-huit ou vingt-sept minutes. inscriptions par exemple est pas mal du tout (j'ai écrit une critique-description sur RYM que j'ai la flemme de traduire, le disque n'est plus disponible nulle part légalement de toute façon.)

… Mais pour le moment, mon disque préféré d'elle est kotoba koukan*, avec Greg Stuart, où la simplicité apparente des compositions est contrebalancée par des textures sonores très présentes. (Par exemple : quelques notes de piano sur un enregistrement qui ressemble à du vent et à un son mécanique qui rappelle une roue qui tourne très vite ou une crécelle.) Il suffisait de ça pour que ça fonctionne carrément mieux, ça donne un disque à la fois simple, riche et difficile à cerner. La dernière piste, “fade in and out procedure”, fait un usage impressionnant d'un des éléments les plus simples qui soit : un drone qui monte et descend très lentement en volume pendant toute la durée, ça n'a l'air de rien mais l'effet est génial.

 * Seules deux pistes sont disponibles à l'écoute sur Bandcamp mais il y en a quatre en vrai.

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… Et un truc marrant, c'est que Ryoko Akama avait pris une direction complètement opposée sur son projet électronique Ryo Co. Impossible d'y reconnaître la même artiste tant les deux n'ont rien à voir ! Lo-Fi Graduation 打ち込み作戦 1 est un collage rythmique qui part dans tous les sens, du hip hop à la drum and bass en passant par plein d'hybrides expérimentaux et inclassables ; à la première écoute, j'ai trouvé ça fatigant et vraiment trop bordélique. Depuis, je trouve ce disque très bon. Je ne sais pas trop de quoi le rapprocher, à part peut-être Planetary Natural Love Gas Webbin' 199999 de DJ 光光光 (Yamatsuka Eye).


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Les deux pistes de Grief to Grind the Fire de Jazzfinger n'ont aucune structure apparente, mais elles ont une telle intensité qu'elles s'en passent très bien. Elles durent une demi-heure chacune sans jamais faiblir ni lasser, c'est comme regarder un incendie, un volcan, une force naturelle destructrice. “Legs in the River” demande à être écoutée fort et est si abrasive qu'on sait déjà qu'on en ressortira avec des acouphènes ; “Burnt Hole”, grondement avec juste une phrase mélodique, a des allures de paysage dévasté après une catastrophe mais ne perd pas de tension pour autant. C'est fait avec de la guitare électrique et un orgue-jouet, il paraît.


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Et avec une beauté plus académique, je recommande les drones électro-acoustiques de Ballads d'Ashley Bellouin. “Bourdon” a une très belle richesse, avec son violoncelle et ses sons cristallins ; “Hummen” est un peu plus psychédélique, déstabilisante, et me rappelle un peu Time Machines de Coil par certains côtés. Les deux pistes évoluent plus qu'il n'y paraît. C'est court (une demi-heure en tout) mais excellent ; l'artiste n'a sorti que ce disque pour le moment, j'espère qu'il y en aura d'autres !



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Sinon j'ai réécouté Parklife de Blur (très bien) et j'ai testé R.E.M. (pas aimé).

dimanche 23 septembre 2018

Identité



Est-ce uniquement par la différence et la négation que l'on définit quelque chose ? Y compris soi-même ?

L'identité personnelle, est-ce comment l'on se définit soi-même, comment notre entourage nous voit… ou l'intersection des deux — ce qui nous paraît correct dans le reflet que les autres nous renvoient ? (C'est peut-être un peu une bataille sémantique ?)

Je ne ressens pas de sentiment d'appartenance à mon pays, mais je pense qu'en parlant avec une personne d'une culture très différente de la mienne, je remarquerais les différences (dans les habitudes, les incompréhensions…). Je peux dire ce que je ne suis pas plus facilement que ce que je suis.

Sur internet, j'ai plusieurs pseudos (même si j'ai — trop ? — tendance à réutiliser les mêmes). Je regrette de ne pas avoir créé deux ou trois comptes différents sur Facebook, un « professionnel », un « vie réelle » et un « internet ». Des frontières que j'ai vraiment envie de garder. Mais qui ne seraient pas si évidentes que ça à tenir, évidemment.

Parfois, j'ai l'impression d'être comme une caméra, un curseur, qui doit se trimbaler un corps et des responsabilités dont je ne veux pas vraiment. Et que mes préférences personnelles (j'aime le calme, j'aime le thé, j'aime les musiques électroniques…) sont ce que j'ai de plus personnel, parce que j'y tiens plus qu'à mon lieu de naissance, mon corps ou ma situation sociale. Autant de facteurs qui, pourtant, ont déterminé ma vie.

Pour ce qui est de l'identité de genre… J'ai cherché et j'ai eu beaucoup de mal à trouver une définition plus détaillée et explicite que « comment on se sent intérieurement ». Il n'y en a peut-être pas. Le genre social, performatif, je comprends. Mais se sentir femme ou se sentir homme, je sais pas si je m'imagine correctement ce que cela fait, à part l'aspect de la préférence esthétique… j'ai l'impression que c'est aussi quelque chose qui se ressent par contours, en négatif (par exemple : comment vous sentez-vous si on vous appelle « monsieur » ou « madame » ?). D'autres remarques que j'ai lues qui peuvent éclairer un peu : (a) au sujet de la dysphorie de genre, c'est comme si tout le monde te prenait pour quelqu'un que tu n'es pas ; (b) au sujet de l'identité de genre : accepterais-tu de changer de sexe définitivement si on t'offrait, disons, une grosse somme d'argent ? Sinon, pourquoi ? Intéressant à lire à ce sujet : l'article “Cis by Default” (en anglais), où il apparaît que parmi les personnes cisgenres interrogées, à peu près la moitié n'ont pas d'identité de genre forte et s'accomodent simplement de la situation. (Y a-t-il des personnes qui se situent en dehors de l'axe ♀—♂ sans être « neutres » (neutrois) ou « nulle part » (agenres) ? Il semble que oui, le mot utilisé pour le moment est « maverique ». Je n'arrive pas à me représenter cela, c'est comme si j'avais du mal à voir les couleurs et qu'on m'annonçait qu'on venait d'en découvrir une nouvelle, mais j'aime beaucoup l'idée.)

(Je pourrais écrire plein de paragraphes sur ce sujet mais ce serait pour les éditer ensuite, ce sera peut-être pour une autre fois.)

Souvent, je m'imagine d'autres vies. Je me fais des films, avec d'autres corps, d'autres vies dans d'autres mondes. J'en change très souvent. Je ne m'imagine jamais moi-même quand je fais ça, enfin, moi-même au niveau corporel je veux dire. Si j'avais le choix de devenir une de ces personnes… j'aurais beaucoup de mal à me décider.

J'aime les jeux vidéo où on peut créer son propre personnage, ça me manque quand on ne peut pas le faire. Je ne m'identifie jamais totalement au personnage, mais ça affecte mon sentiment d'implication un petit peu quand même. Et ça me frustre un peu quand le seul choix est d'incarner un personnage qui ne m'a pas l'air sympathique ou que je n'aime pas. Parfois je préférerais même que l'ennemi gagne.

(Bon, je laisse tomber la question des « politiques d'identité », j'ai pas envie d'écrire sur de la politique là.)

Une autre question encore serait celle de la cohésion de tout ça. De ce qui constitue le « soi », si ce n'est pas un bateau de Thésée (et oui, je sais que le « soi » et l'identité personnelle ne sont pas la même chose, mais bon). Un test intéressant à faire (en anglais), et auquel j'ai échoué : “Staying Alive”, sur le site Philosophy Experiments.

Je ne sais toujours pas quoi répondre à la question « qui es-tu ? » ou « qui êtes-vous ? ». Mais je sais dire ce que je fais et ce que j'aime, et c'est peut-être plus intéressant.