jeudi 26 janvier 2017

♪ 53 : Les Fleurs Solaires se Prennent dans les Flux Électriques

L'artiste a beau avoir déclaré qu'il est anti-religieux, Prayer and Resonance d'Unearth Noise est un des albums les plus empreints de spiritualité que j'ai pu écouter. Et surtout un des seuls qui donne véritablement une impression-illusion de transcendance par les sons, plutôt que de simplement évoquer le sujet dans les paroles.

C'est un disque avec des drones psychédéliques, inspiré par Coil et qui me rappelle plus encore Cyclobe (le projet semi-ambient très étrange et organique de deux ex-membres de Coil). Des chants païens instrumentaux, des prières chuchotées répétées tout autour de soi, la paix au sein du trouble… Chaque plage du disque est déstabilisante, mais assez répétitive, statique et séduisante pour induire une sorte de transe. L'influence de musiques indiennes et arabes s'entend également, et j'aimerais en savoir assez sur la théorie de la musique pour définir les modes utilisés ; en tout cas, ce n'est pas ce qu'on entend d'habitude. On pourrait prendre peur et pourtant on a envie de se laisser porter. Cette musique est fascinante. Et le final est absolument parfait.

Je peux remercier Lexo7 sur L'Ombre sur la Mesure d'en avoir parlé !




Blomma de Minilogue : un long disque d'ambient techno qui fait du bien, une musique fluide, claire et naturelle qui coule tranquillement le long de pistes d'un quart d'heure, une écoute légère mais captivante. L'enchaînement des quatre premières pistes, qui dure à lui seul une heure cinq, figure parmi les meilleurs exemples du genre que j'ai pu écouter : aussi entraînant que planant, avec des lignes de basse discrètes mais efficaces, des sons environnementaux qui donnent l'impression d'être au grand air… En fait, le groupe aurait pu s'arrêter là et ça aurait déjà donné un excellent album auquel rien n'aurait manqué. J'ai tendance à considérer la suite comme du bonus. Le second CD, nettement plus ambient, est aussi moins inspiré : toujours quelques beaux moments, mais c'est plus flou et moins original. Disons que ça ressemble à une outro d'une heure dix qui ne m'empêche pas de trouver que Blomma est un excellent album.

À noter aussi qu'il s'agit d'une performance live en studio, donc nettement plus spontanée et ressentie que calculée.




Flux de Robert Turman est un drôle d'album minimaliste. Des boucles rythmiques, quelques notes de piano et de kalimba (souvent répétées elles aussi), une réalisation et un son tellement lo-fi que le bruit de fond est aussi présent que la musique. C'est une musique discrète, en demi-teintes et en suggestions, mais touchante. Instable. Avec de belles mélodies habillées comme des clochardes invisibles dans le paysage, et pourtant dignes. C'est une musique d'automne ou d'hiver, qui n'est pas si éloignée que ça au niveau de mon ressenti que la (très grande, majestueuse et pourtant très mélancolique) November de Dennis Johnson…

Étonnamment, Robert Turman fut un membre de Non, le projet industriel du sulfureux Boyd Rice (et à la vue de leurs pages Facebook respectives, ils ne sont pas très proches au niveau politique même s'ils gardent de bonnes relations). On ne l'aurait jamais dit à l'écoute.




A de Denki Groove est un disque qui n'aurait pu être que japonais. Déjanté, ultra-coloré, une explosion multicolore hybride de pop et d'EDM. Chaque piste part dans une direction différente, et même indépendamment, elles sont trop excentriques pour être rattachées à un genre ; un peu de big beat ou de shibuya-kei dans l'esprit, une chanson où chaque syllabe est modifiée pour avoir un timbre différent et qu'on dirait chantée par un petit robot, des passages intenses avec du rap et du breakbeat, une piste de neuf minutes qui se la joue faussement grandiloquente avant de balancer un sacré groove, de l'humour un peu partout…

Ce disque aurait pu figurer sur la bande son d'un Jet Set Radio, ou même la constituer en entier. C'est un compliment.




Le petit disque EDM du mois, c'est le deux-titres XLB / Tsunan Sun de Pearson Sound (n° 2 dans le top pistes de 2016 chez Resident Advisor, je le préfère au n° 1). Une musique pétillante et inhabituelle, en partie UK bass (un genre que je connais encore mal, y'a des trucs que j'aime et d'autres pas du tout), en partie techno. “XLB” est à la limite de l'atonalité, très rythmée et dansante mais carrément expérimentale. “Tsunan Sun” garde des rythmes étranges mais est nettement mélodique, joli contrepoint.

Ça me fait plaisir d'entendre des disques pareils, on vit une époque pourrie mais au moins la création musicale se porte bien !




OK, la structure de Caught Up de Millie Jackson laisse peut-être un peu à désirer : un début intense mais court et une fin qui traîne en longueur. N'empêche, c'est un sacré bon album de soul et les quatre premières pistes sont parfaites — le coup de prolonger le break non pas sur quelques secondes mais sur une piste entière de cinq minutes est une idée géniale. Le tout raconte une histoire de triangle amoureux classique ; pas une histoire qui vaut le coup d'être analysée sur dix pages, mais ça donne un bon fil conducteur et surtout, les passages où Millie s'en prend à sa rivale sont excellents (“If all is fair in love and war, it's war I do declare!” *cuivres triomphants*). Bon, je précise que je préfère quasi-systématiquement les pistes dansantes ou avec de la tension à tout ce qui ressemble à une ballade.

L'artiste a eu la bonne idée de donner une suite à l'album l'année suivante : Still Caught Up, plus équilibré et toujours très bon même si le thème lui-même (amour, colère, apaisement, regret etc.) finit par tourner un peu en rond. Ça aurait pu continuer indéfiniment si l'artiste n'avait pas prévu de finir sur une fin un peu cruelle, inattendue mais carrément réussie. Les deux albums ont été édités sur un seul CD, pour le moment je les ai surtout écoutés séparément, je les recommande tous les deux en tout cas.

vendredi 20 janvier 2017

Lectures (12)

Dernièrement, j’ai lu (et j’ai pas mal de retard à rattraper, du coup ce post est assez long) :

La Musique et l’Ineffable de Vladimir Jankélévitch. Rien que le titre évoque quelque chose que j’avais déjà ressenti : le fait qu’il y a toujours quelque chose dans la musique que les mots ne sauraient exprimer, sinon que la musique serait intégralement inexprimable… En fait, le philosophe (qui a écrit un paquet de livres sur la musique) va jusqu’à montrer à quel point elle est enchanteresse mais dénuée de tout sens, tout propos, et développe plein de points qui expliquent, par exemple, pourquoi quelqu’un qui parle tout seul paraît fou alors que quelqu’un qui chante tout seul paraît gai. Si le propos m’a parlé, j’avoue que (j’écris ça plusieurs mois après l’avoir lu) j’en ai oublié une grande partie (… qu’est-ce qu’il disait sur le silence, déjà ?) — et que la foule d’exemples que je ne connaissais pas ne m’a pas aidé à suivre (surtout l’opéra de La Ville Invisible de Kitège de Nikolaï Rimski-Korsakov, sur lequel l’auteur n’arrête pas de revenir). C’est une lecture assez courte, et disons relativement digeste pour de la philo. Il faudrait que je le relise.


Nos Gloires Secrètes de Tonino Benacquista… Mouais, encore un bouquin qui a reçu un prix (des lycéens, certes) et qui s’avère décevant. C’est un ensemble de nouvelles qui traitent chacune d’un personnage qui a une « gloire secrète » : un objet qu’il ne peut révéler, une action ou un coup de chance qu’il ne pourra révéler… et si ça se lit facilement et plutôt agréablement, tout est un peu facile, superficiel, prévisible. Le style n’a aucune aspérité, les dénouements tiennent du cliché.


Nuage Rouge de Christian Gailly : Une histoire d’agresseur agressé qui tourne autour de trois personnages plus ou moins instables (dont le narrateur, impliqué plutôt malgré lui dans l’incident), écrit dans un style marqué assez oral (écrit comme une lettre, on sent les hésitations, les sentiments, les limites du narrateur). Le tout forme une sorte de huis clos psychologique malsain et intéressant. Quelque peu limité malgré tout, je pense que ça aurait pu être une nouvelle dans une collection plutôt qu’un roman entier.


Dracula de Bram Stoker : Il mérite sa réputation ! L’histoire est — contrairement à ce qu’on peut lire sur l’horreur qui vieillit mal, mais peut-être est-ce davantage le cas au cinéma qu’en littérature ? — très prenante, angoissante… et surtout, avec une narration particulièrement réussie, des changements de points de vue et de scène particulièrement bien amenés. On en oublierait presque le côté kikoo de « combattre les vampires avec la magie du christianisme ».


The Goldfinch de Donna Tartt : Celui-là, je l’ai adoré ! Un roman d’aventures initiatique où un écolier qui vit seul avec sa mère se retrouve, à la suite d’une explosion (attentat) au Metropolitan Museum of Art, (a) orphelin et (b) en possession du Chardonneret de Carel Fabritius. S’ensuivent voyages, dérives, amitié, traque, coup de foudre et que faire de cette peinture volée maintenant… On a écrit que Donna Tartt a un style d’écriture néo-romantique, plus typique de la littérature du XIXe siècle que des romans d’aujourd’hui, et c’est sans doute une des raisons qui font que j’ai autant accroché à ce livre : un bel éclairage stylistique sur un sujet parfaitement contemporain.


Monologues de la Boue de Colette Mazabrard : Le journal d’une femme (l’autrice, sans doute) qui voyage seule, à pied et sans hébergement, pendant des semaines, au nord-est de la France et un peu au-delà. Le style est très beau. Le propos n’était pas vraiment pour moi : ces ciels gris, ces terrains boueux, ces gens abîmés, ça a quelque chose de déprimant. La troisième partie du texte change, apporte un éclairage nouveau qui était bienvenu.


L’Étranger de Camus : À peu près ce que j’en attendais, ni plus ni moins.


Noise de David Hendy présente une histoire sociologique du son, du bruit et de la musique à travers les civilisations, en une vingtaine de chapitres. Intéressant et présenté de façon agréable ; le fil rouge qui se retrouve à toutes les périodes (à savoir : les classes dominantes contrôlent les sons, les classes dominées les subissent) est assez évident, mais il y a plein de faits et d’anecdotes qui valent le coup d’être lues. À noter qu’il s’agit d’une adaptation d’une émission radiophonique.


Soie d’Alessandro Baricco : Un très beau livre qui ressemble à un conte et à un fantasme. Partout dans le monde, les vers à soie meurent, succombant à je ne sais plus quelle maladie ; en France, un curieux homme en convainc un autre d’aller au Japon pour en ramener des vers sains. Celui-ci y trouve non seulement les vers, qu’il doit vite ramener avant qu’ils ne meurent, mais aussi une belle femme… L’écriture est faussement simple et poétique, l’histoire très belle. La seule chose que je peux reprocher à ce livre, mais ça ne sera pas un défaut pour tout le monde, c’est le fait que l’histoire ressemble un peu trop à un fantasme de l’auteur (honnêtement, seul un homme aurait pu écrire ça) pour être crédible.


Madame Bovary de Gustave Flaubert… Abandonné après un peu plus de cent pages. Le style est impersonnel, le rythme poussif, j’ai l’impression de savoir à l’avance ce qui va se passer cent pages plus loin — alors même si je ne connais que l’idée globale du roman et pas l’histoire en entier.


Barnum des Ombres de Nicole Caligaris : Bon et original, celui-là ! Les passagers d’un avion se retrouvent bloqués dans un aéroport (lieu froid, sombre et artificiel) au milieu de la nuit pendant des heures… et on se demande si le roman ne va pas y rester tout le long, en monologue intérieur (ou en est-ce vraiment un ?). Jusqu’à ce qu’un des personnages se mette à demander aux autres « Avez-vous déjà eu l’impression de devenir fou ? ». L’écriture est poétique et le style excellent, la narration parfois surprenante (comme quoi il est possible de rendre une attente interminable sans que le texte devienne ennuyeux), il n’y a que les passages du journal en courant de conscience vers la fin que j’ai moins aimés.


Rue des Voleurs de Mathias Énard : Plus contemporain — on ne peut plus actuel, même — que ce que je lis d’habitude, mais j’ai aimé aussi. Lakhdar, un jeune Marocain, se fait expulser de chez ses parents après avoir eu une affaire avec sa cousine… et, sans domicile, se fait recueillir par des musulmans intégristes qu’il ne connaît pas trop. Grâce à un ami, proche du groupe. Lakhdar, tout ce qu’il veut, c’est vivre, lire et vendre des bouquins ; il ne se rend pas trop compte de qui ils sont — et il essaie bien d’échapper à tout ça. Il est assez malin, d’ailleurs. Ça ne veut pas dire que ça sera facile.


Wuthering Heights d’Emily Brontë (le nom de la traduction française est Les Hauts de Hurlevent) : Un grand classique dont je ne connaissais pas l’histoire et qui est excellent ! Si vous ne connaissez pas non plus (ou si vous ne connaissez que les adaptations, qui sont très infidèles à ce qu’il paraît), c’est un drame psychologique qui se joue sur plusieurs décennies (dans à peine deux maisons dans la campagne anglaise), entre les riches Linton et les modestes et sévères Earnshaw, avec l’orphelin Heathcliff qui vient troubler l’ordre établi… Dire qu’il s’agit d’une histoire d’amour serait très réducteur — les personnages de Catherine et de Heathcliff sont fascinants et il y a une tension et une cruauté inouïes tout le long. Et assez de tourments pour hanter toute l’histoire.


Book of Numbers
de Joshua Cohen est un bon livre mais avec de gros défauts. Joshua Cohen, un écrivain qui a le malheur de publier un livre d’histoire juive le 11 septembre 2001 (livre qui, du coup, passe à la trappe et ne se vend pas), se fait proposer après plusieurs années de galère un joli contrat : pour une jolie somme, il pourrait devenir le nègre biographe d’un homonyme. L’autre Joshua Cohen dont il devra écrire la vie est le PDG de Tetration, compagnie équivalente à Google… Joshua Cohen (l’écrivain dans le livre) est cynique, amer, macho, dans une relation foireuse et a autant de côtés sympathiques que d’antipathiques. Joshua Cohen (le PDG, que l’écrivain surnomme « le Principal » pour qu’on puisse les distinguer) paraît bizarrement distant, idéaliste, narcissique, et entraîne l’écrivain à Abu Dhabi sans crier gare. Puis à Dubaï, il fait chaud là-bas (et les gens y sont assez musulmans quand même). L’idée est intéressante, j’aime le style (très vivant et personnel), il y a plein de passages brillants. Des références et traits d’esprit en veux-tu en voilà, dont une bonne partie qui me passent au-dessus de la tête — sans que ça entrave jamais la compréhension de l’histoire. Mais Book of Numbers aurait gagné à être raccourci : trop de détails, trop d’oralité aussi (y compris des tics de langage un peu agaçants du Principal, dont un ou deux que je n’ai pas compris et qui revenaient tout le temps) font que le livre est un peu rébarbatif par moments.


Lune de Loups de Julio Llamazares : L’histoire de quatre jeunes hommes qui sont traqués par les forces armées franquistes lors de la guerre d’Espagne, et qui doivent fuir, vivre cachés, résister dans la forêt et les hameaux… sans répit, sans échappatoire en vue. La trame de l’histoire est minimaliste et implacable. Au niveau de l’écriture, c’est réussi, il y a plusieurs descriptions qui arrêtent par leur beauté. Mais le roman (court, direct) est limité de par son concept même : la quatrième de couverture dit que le livre est « loin de nous enfermer dans la nuit sans issue d’un maquis condamné », mais c’est tout de même l’impression principale que j’en garde.




Trout Fishing in America
de Richard Brautigan : Un très bon petit bouquin de hippie mi-absurde, mi-poétique, où le narrateur (auteur ?) vit sans le sou et explore l’Amérique rurale de son époque à travers plein de très courts chapitres, parfois liés entre eux, parfois non. Amusant, beau, émouvant, surréaliste parfois. On peut avoir l’impression que chaque chapitre n’apporte que peu de choses, mais au final l’ensemble a quelque chose d’enchanteur et de mémorable.


Le Jeu de l’Ange de Carlos Ruiz Zafón : Le deuxième tome de la série du Cimetière des Livres Oubliés après L’Ombre du Vent, et il m’a plu tout autant ! Ça se passe toujours à Barcelone, mais juste avant les événements de L’Ombre du Vent ; Le Jeu de l’Ange raconte l’histoire de David Martin, jeune écrivain qui a vu son père (illettré et qui, honteux de ne pas savoir lire, ne voulait pas que son fils lise non plus) se faire tuer par balle… Il travaille pour un journal, écrit des histoires sanglantes et finit par se faire contacter par un personnage mystérieux (et sulfureux) qui se fait appeler Andreas Corelli. Tout est plus surnaturel que dans L’Ombre du Vent, l’ambiance est très gothique et ne répugne pas à donner dans les thèmes classiques (mais le fait très bien). L’auteur sait vraiment tenir en haleine, j’ai dévoré les pages presque sans s’en rendre compte… je me prendrai le troisième tome sans hésiter !


The Crystal World de J.G. Ballard : Un livre de science-fiction où une forêt se met à cristalliser. Il y a quelque chose de beau dans ce livre mais j’en attendais davantage… la cristallisation n’est qu’un élément de départ intéressant, les intrigues sont un peu oubliables, j’ai l’impression que le roman s’arrête sur place là où il devrait continuer. Quant à la thématique omniprésente du blanc et du noir, elle manque de subtilité et n’apporte pas grand chose au final.


Risibles Amours de Milan Kundera : Le premier livre que je lis de Kundera, et il me donne envie d’en lire plus ! Un ensemble de nouvelles qui parlent d’amour et d’ironie, de jeux(,) de masques, de conventions sociales… C’est écrit de manière simple mais très vivante, à la première histoire j’ai cru voir où l’auteur voulait en venir et finalement non. Il y a des surprises tout le long. La masculinité et la féminité des personnages peuvent paraître clichés par moments (je me demande si ça paraîtra obsolète d’ici… genre un siècle ?), mais l’usage qu’en fait l’auteur en est très fin.


Short Cuts de Raymond Carver : Impressionnant. Une collection de nouvelles, des tranches de vies américaines très réalistes où il ne se passe pas toujours grand chose et qui se terminent aussi souvent sur des doutes, des impressions ou des suggestions que sur des dénouements… Ça aurait pu être fade, et pourtant c’est quasiment magique : on dirait que l’auteur écrit entre les lignes, le sujet n’est jamais montré explicitement mais il est toujours rendu avec une clarté étonnante. Je ne sais pas comment il fait ça.