jeudi 28 janvier 2016

♪ 41 : Les Premières Danses Cinématiques des Jeunes Planètes Solitaires

« Je suis dieu ! Je suis rien, je suis jeu, je suis liberté, je suis vie. Je suis la frontière, je suis le sommet », disait-il.

« Personnalité singulière par le symbolisme flamboyant de son langage musical et atypique par le refus de toute référence au folklore national », « mystique de l'extase », la musique était pour lui d'après sa fille « une force théurgique d'une puissance incommensurable appelée à transformer l'homme et le cosmos tout entier ». Ce type a essayé de voler et de marcher sur l'eau, analysait ses rêves en se tenant debout sur des chaises… Si avec tout ça, vous n'avez pas envie de vous intéresser à Alexandre Scriabine, c'est que vous n'aimez pas  les illuminés.

J'explore depuis quelques semaines son œuvre pour piano (le coffret de huit CDs joué par Maria Lettberg, je ne l'ai pas encore écouté en entier, y'a de quoi faire) et elle me plaît beaucoup. Une musique intense et colorée, des compositions courtes, vibrantes, peu conventionnelles. Je dois avouer que je n'y connais rien en musique classique, donc je préfère ne pas trop m'étendre pour ne pas raconter de bêtises — cet article me paraît bon et confirme des impressions que j'ai eues : http://www.classical-music.com/topic/alexander-scriabin.

Et si vous préférez les ensembles au piano seul, vous pouvez regarder et écouter son Prométhée, symphonie pour piano, orchestre, chœur et clavier à lumières (chaque note correspond à une couleur) ici. (Je préfère le piano seul pour ma part.)


Non, ceci n'est pas un disque de metal ! Only the Youngest Grave de Lost Salt Blood Purges est un double album qui ravigore des genres usés jusqu'à la corde et tient une heure quarante sans jamais traîner en longueur. Drone et folk certes, mais aussi noise, phonographies, une petite pointe de space ambient par moments, un peu de post-rock, rythmes tribal ambient, chants et voix multiples… La palette stylistique est vaste, le tout reste cohérent. Voilà comment on fait un long format de scènes hivernales qui ne lasse pas : on ne se lamente pas sur le même ton au même endroit pendant deux heures*, on sort les griffes et on voyage. Loin, là où l'on ne s'aventure pas d'habitude. Et que cela nous rassérène ou non, au moins on vit et on a des choses à raconter ensuite.

(* Je n'ai jamais écouté The Dance of the Moon & Sun de Natural Snow Buildings en entier malgré ses qualités à cause de ça — trop long et/ou trop larmoyant —, je n'ai toujours pas écouté Yanqui U.X.O. de Godspeed You Black Emperor pour la même raison. Only the Youngest Grave par contre, ça fait trois fois que je me le passe en l'espace de deux semaines, à chaque fois du début à la fin, avec beaucoup de plaisir.)

Les Paysages Planétaires d'Henri Pousseur sont seize compositions « ethno-électroacoustiques » constituées de musiques, bruits ambiants et autres manifestations sonores de tout ordre enregistrées à divers endroits du globe. Des « musiques du monde » donc… sauf qu'aucune des pistes ne vous emmène à un endroit réel : l'artiste a divisé la journée ainsi que la planète en sections, et combiné sur chaque piste des sons de régions aussi éloignées que possible. C'est donc dans les “Caraïbes Ouralocéaniennes”, en “Alaskamazonie” ou encore le long des “Andes Afro-Nippones” que l'on voyage, des illusions qui n'ont pourtant pas l'air si absurdes à l'écoute… On peut imaginer des scènes composites qui correspondraient à la musique ; si les pièces des puzzles ne se ressemblent pas, la cohérence des images que l'on se fait habituellement de telle ou telle culture est au final assez superficielle pour être remplacée par des artifices complets.

Pousseur décrit ses Paysages comme composées en grande partie de « silence coloré », description qui me paraît tout à fait inexacte : ce n'est pas vide ni calme du tout ! C'est même un des disques de phonographies les plus « musicaux » que j'ai pu écouter. Ça bouge tout le temps. C'est une musique du monde total(e).

L'œuvre fut commandée par un architecte bruxellois pour une installation où elle ne fut jamais jouée au final. Le coffret CD comporte aussi « un copieux livret contenant entre autres la grande structure poétique homonyme et isomorphe de Michel Butor » ainsi que des illustrations ; j'aimerais l'avoir mais on ne le trouve que cher aujourd'hui…

We Are Not the First de Hieroglyphic Being & J.I.T.U. Ahn-Sahm-Bul est un album électronique inspiré par Sun Ra, avec du jazz, du spoken word, de la techno, des synthétiseurs bizarres. C'est un grand trip barré, qui semble être dissonant et instable mais fonctionne parfaitement selon ses propres règles, entraînant, imprévisible, décalé.

Plein de musiciens sont invités et j'imagine qu'ils ont pu prendre des drogues, allez savoir lesquelles. En tout cas, je ne connais pas d'autre disque qui ressemble à ça !




L'autre jour, j'ai cherché de la musique microtonale sur Bandcamp et j'ai trouvé ça (entre autres) : natricinae de Dancing for the Flesh. Un bon album que quasiment personne n'a écouté.

Dix musiciens, voix, violons et violoncelle, un instrument fabriqué pour l'occasion à base de conduits d'aluminium… La première piste est frappante, chœur et instruments essaiment tous dans le sens d'une harmonie belle mais qui paraît « fausse » (ben oui, c'est microtonal). Sur la deuxième piste, le son devient plus lisse et dépouillé, c'est presque une anesthésie… c'est beau tant qu'on se laisse bercer par les sons, mais il suffit de porter un peu d'attention à cet environnement pour se rendre compte que ces nappes faussement calmes sont en réalité aussi mouvantes et dissonantes que précédemment. Enfin, la troisième piste débouche sur des sons de câbles, de machineries qui n'ont plus rien d'humain. Où nous a-t-on emportés ?

Ça ne dure que trente-neuf minutes, c'est peu pour un album que l'on pourrait classer dans le drone, mais c'est très loin du drone habituel (surtout le genre qu'on trouve sur Bandcamp), ne serait-ce que par le concept et le choix d'instruments.

(Et si vous voulez davantage de drones microtonaux, dans un style plus classique il y a aussi Sublimation de Dave Seidel qui est pas mal du tout.)


Kinematic Optics EP de Polar Inertia est un long disque de techno en deux parties qui associe blancheur et froideur avec des rythmes intenses. Les beats de la première partie, techno brutale mais propre, laissent imaginer des machines implacables, des arm(ur)es rutilantes dans un univers aseptisé. Ça a une puissance proche de la techno industrielle sans la saleté, c'est quasi-progressif sans être planant (même si les percussions ont un côté presque hallucinatoire). La piste-titre scénarise soudain la musique en présentant un scénario de science-fiction en spoken word — c'est à la fois une présentation, une conclusion et une transition vers la seconde partie, épilogue quasi-ambient mais toujours abrasif, qui re-présente les paysages froids vidés de toute présence humaine. Ça fait son effet.

Ah, et puis ça dure 73 minutes, hein. Pas tout à fait ce qu'on entend habituellement par « EP ».

jeudi 14 janvier 2016

Lectures (10)

The Drop Edge of Yonder de Rudolph Wurlitzer est une sorte de western étrange, avec comme personnage principal un hors-la-loi qui vit dans les montagnes. Autant le dire tout de suite, Zebulon Shook n'est pas sympathique du tout. C'est le genre mec qui tue des chèvres à bout portant, comme ça, sans raison valable, qui gueule et braque des gens sur un coup de tête, qui agit de manière irresponsable et amorale à peu près tout le temps. Le style d'écriture est froid, Wurlitzer ne cherche pas vraiment à rentrer dans la tête de ses personnages ; ce qui est intéressant dans ce livre, ce sont les thèmes : le voyage en lui-même, l'errance et cette Amérique fantasmée du dix-neuvième siècle… et puis toute une dimension spirituelle/surnaturelle, avec des shamans, des passages entre la vie et la mort, les personnages qui n'arrivent pas à se séparer.

J'avais déjà lu Nog du même auteur, qui était également un western-périple à travers les États-Unis mais bien plus psychédélique et déroutant ; The Drop Edge of Wonder a plus les pieds sur terre. Les deux se ressemblent beaucoup quand même. Je préfère Nog.

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Franchement, le fameux Voyage au Bout de la Nuit de Céline, c'est bien écrit, ça ne manque pas de matière, mais… suivre en narration à la première personne un type dégoûté de tout qui se plaint que le monde est pourri pendant 500 pages, au bout d'un moment, ça devient lassant. Ça aurait pu être marquant, étouffant s'il y avait une gradation, de l'humour, des points de vue différents, mais les cinq cents pages sont résolument monotones (et le seul seul personnage récurrent a exactement le même point de vue que le protagoniste, ce qui n'arrange rien). C'était sans doute volontaire, je ne sais pas, mais je préfère qu'il y ait une différence entre la morosité ressentie par les personnages et celle ressentie en lisant le texte.

Il paraît que le style du roman était très osé à l'époque et que c'est un des éléments qui ont fait sa renommée, ce que je veux bien croire.

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The Bell Jar de Sylvia Plath (je crois que la première fois que j'ai entendu parler de ce livre, c'est Lisa Simpson qui le lisait) parle de la fin de l'adolescence d'une jeune fille américaine dans les années 50 ou 60. Pendant la première partie du livre, elle découvre la vie dans une grande ville, y fait des rencontres pas toujours agréables (voire même carrément flippantes), et se retrouve devant le début de sa vie adulte, une perspective aussi vertigineuse que désagréable : on lui demande presque de briser ses rêves elle-même, d'abandonner sa vie au profit des apparences et de ses responsabilités. Elle tient bon tant qu'elle a quelque chose à quoi se raccrocher. Mais pendant la seconde partie du roman… c'est la chute, la dépression, les psychiatres, l'asile. L'écriture est claire et directe sans être superficielle. C'est à peu près exactement ce que j'en attendais et ça m'a plu : touchant, inquiétant, très humain.

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La Vie, Mode d'Emploi de Georges Perec. Oui, ça faisait depuis cinq à dix ans que j'avais prévu de le lire, non, je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas lu avant. En tout cas c'est génial. C'est un roman au pluriel qui décrit méthodiquement les appartements d'un immeuble, ses habitants et leur histoire. Plein de courts fragments, de longs projets, de drames, de rebondissements, de rêves écourtés, brisés ou insensés, de longues descriptions détaillées d'intérieurs et d'objets (Perec aime bien ça, les objets), des chapitres étonnamment courts, d'autres étonnamment longs… Les histoires sont aussi liées (ou non) entre elles que les habitants de l'immeuble, et c'est celle qui implique le plus d'entre eux qui ressemble le plus à un fil conducteur (sans en être vraiment un). C'est un long inventaire, forcément incomplet, mais tellement riche.

Je l'ai lu sachant simplement que Perec était membre de l'Oulipo et qu'il avait écrit La Disparition et Les Revenentes (sic) ; ce n'est qu'après l'avoir fini que j'ai appris qu'il avait été écrit avec des contraintes, tellement même qu'un livre entier existe pour les recenser ! Je n'ai pas lu ce Cahier des Charges, mais le site http://escarbille.free.fr/vme/ (inutile tant qu'on n'a pas lu le roman, peu compréhensible si on n'a pas lu en plus le Cahier des Charges) permet d'avoir un aperçu du chantier…

(P. S. Quelqu'un a dessiné l'immeuble en entier en pixel art !)

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J'ai enchaîné avec W ou le Souvenir d'Enfance, mais je l'ai moins aimé. C'est davantage une expérience, un concept intéressant qu'un roman passionnant de A à Z. Perec alterne les chapitres autobiographiques (où il raconte son enfance et comment il a échappé à la guerre, au prix d'une famille brisée/éparpillée) et la fiction (qui se base sur une histoire qu'il avait écrite très jeune, avec une île imaginaire où la vie est entièrement consacrée au sport).

Autant je trouvais prenante l'invention de vies réalistes dans tous leurs détails dans La Vie, Mode d'Emploi, autant quand c'est réel… ça m'intéresse moins. J'aurais dû m'y attendre, moi qui ne lis jamais de biographies — la vie fait rarement de très bonnes histoires, il y a forcément moins de suspense, moins d'événements extraordinaires, et même quand c'est Perec qui écrit, il y a des passages dans W que j'ai trouvés un peu inutiles. L'histoire de l'île est meilleure, où s'y révèle chapitre par chapitre la vraie nature de cette société imaginaire racontée de manière méthodique. Et à la fin, oui, tout ça débouche sur quelque chose. Mais je préfère un très beau chemin qui ne mène nulle part qu'un chemin pas mal qui mène quelque part.

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Anima de Wajdi Mouawad m'a fait un sacré effet. C'est une histoire de meurtre — un certain Wahhch Debch (comment prononce-t-on ce nom ?) découvre sa femme enceinte sauvagement assassinée, un couteau planté dans le sexe, et veut retrouver la personne qui l'a tuée. Pas pour se venger, mais pour savoir pourquoi… et (je ne divulgue rien) parce qu'il veut s'assurer qu'il ne devient pas fou et que ce n'est pas lui-même qui l'aurait tuée. L'histoire l'emmène dans une réserve indienne, où il n'est pas tout à fait le bienvenu…

Je n'en dirai pas plus mais l'intrigue est superbe. Ça parle de violence, d'identité, de pulsions, de l'histoire de certaines communautés, de relations entre créatures. Et le roman a la particularité d'être écrit, non pas simplement à la troisième personne, mais à une multitude de troisièmes personnes — chaque chapitre est vu et raconté par un animal différent qui assiste à chaque scène, de près ou de loin. Parfois on sait tout de suite de quelle espèce il s'agit, parfois il faut chercher un peu. Selon ce que les animaux perçoivent et à quel point ils sont évolués, les chapitres vont de quelques phrases courtes à plusieurs pages. Un artifice qui aurait pu marcher pour un livre pour enfants, le sang en moins.

C'est principalement écrit en français mais il y a aussi des lignes en anglais, et même quelques-unes en arabe à un moment (on peut suivre sans, hein). Excellent roman.

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C'est rare mais parfois, sur internet ou dans un périodique, on tombe sur un billet d'humeur génial. Quelqu'un qui a un sac à vider et le fait avec tant de style, d'humour, de vie, que ça en devient un vrai plaisir à lire, même s'il ne fait que raconter quelqu'un qui pète dans l'ascenseur, sa vie de couple ou une file d'attente à la caisse d'un supermarché.

Post Office de Bukowski, c'est un peu ça en version roman. Henry Chinaski — l'alter ego de l'auteur — y raconte dans des chapitres courts son boulot à la poste, un surintendant borné, les heures qui s'enchaînent jusqu'à n'en plus pouvoir… autant que ses propres débaucheries, parce que le mec est un ivrogne et un coureur de jupons invétéré qui n'a pas grande conscience professionnelle et semble se contrefoutre d'à peu près tout (à part ses couilles et son ego, et encore). Une scène en particulier passe outre les limites que je mets à l'humour et fera grincer plusieurs dents aujourd'hui, mais sinon Post Office est léger, drôle, très agréable à lire.

J'aime aussi les poèmes de Bukowski, en passant.

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… Alors évidemment que j'ai eu envie de lire Gravity's Rainbow, vu que V. était excellent et que beaucoup de gens considèrent Gravity's Rainbow comme le chef d'œuvre de Pynchon ! Mais ce foutu bouquin n'est pas seulement « difficile à lire », il est aussi cohérent que le plan du métro de Tokyo redessiné de mémoire et transposé en quatre dimensions par Jackson Pollock. (Je suis hélas complètement insensible à Jackson Pollock.)

Le roman débute à Londres, à la fin de la seconde guerre mondiale. Le lieutenant Tyrone Slothrop est un chaud lapin qui multiplie les conquêtes amoureuses, mais ses supérieurs se rendent compte qu'à chaque endroit où il fait une nouvelle conquête, une roquette V-2 explose. S'ensuite une sorte de course-poursuite et… des bananes ! des bites ! des nazis ! des expériences malsaines ! des chutes dans les chiottes ! des chansons ! du sado-masochisme ! des conspirations dans tous les sens ! les aventures de l'incroyable homme-fusée ! des organisations militaires plus ou moins secrètes avec des sigles qui signifient peut-être quelque chose, peut-être pas, au bout de quelques centaines de pages on s'en fout vu qu'on n'y comprend plus rien de toute façon !

Tout ça pourrait donner un roman-mindfuck génial, sauf que Pynchon a la fâcheuse manie de ne pas dire de qui ou de quoi il parle avant de s'en donner à cœur joie dans les images, les digressions, les longues descriptions plus ou moins gratuites dont on ne peut que tenter de deviner les objets avant de replonger dans le vague au paragraphe suivant (oui, ça décourage). Comme si cela ne suffisait pas, notre joyeux luron balance des MacGuffins et autres débuts d'intrigues dans tous les sens, puis les oublie ou les abandonne en cours de route sans autre forme de procès. Même les fils conducteurs du roman ne mènent à rien. C'est comme s'il écrivait pour lui-même, pour le plaisir, mais pas pour être lu. Ou peut-être pour troller ses lecteurs, allez savoir. En tout cas, le plaisir de lecture en prend un coup : c'est parfois brillant, mais plus souvent pénible et frustrant.

(Pour tout avouer, j'avais commencé à lire Gravity's Rainbow comme d'habitude, en faisant attention à tout et en revenant en arrière quand j'avais des doutes, mais au bout de quelques jours j'ai dû me rendre à l'évidence : c'était impossible de continuer comme ça. Du coup j'ai fini par y aller façon bulldozer, à vitesse constante, comme si j'écoutais un audiolivre.)

Le roman a failli gagner le prix Pulitzer mais le jury n'était pas d'accord parce que bon, quand même, il y a une page de sado-masochisme scatophile nazi là-dedans. D'accord, c'est la page que j'ai lue la plus en diagonale de toute ma vie. Mais s'il n'y avait eu que ça… Enfin bref, je ne regrette pas de l'avoir lu mais je pense que j'ai eu ma dose de Pynchon pour un moment.

(Pour la petite histoire, un professeur d'université qui avait mis Gravity's Rainbow au programme de son cours s'est rendu compte que le résultat allait être catastrophique s'il n'aidait pas ses étudiants à suivre ; il a donc écrit un guide qui peut s'avérer utile.)