vendredi 24 avril 2015

♪ 32 : Hommages aux Boucles Ectopiques et aux Cités Vertes Transvisibles

C'est un style qui marche bien, ces dernières années, cette musique pop aux atmosphères sombres avec des chanteuses aux voix pas tout à fait normales et des instrumentations en grande partie électroniques. Fever Ray reste la référence en la matière, je crois (c'est tout à fait possible que d'autres m'aient échappé). iamamiwhoami avait pris le relais sans arriver au même niveau, du moins pas sur bounty ni sur kin — avec le recul, c'était surtout les quelques moments dansants comme “goods” qui se démarquaient chez elle…

Le premier album de Gazelle Twin me convainc bien davantage. Un flux envoûtant, une belle pénombre vaporeuse ; ça s'écoute tout seul, la musique est tellement atmosphérique qu'on dirait presque de l'ambient, mais elle fait son effet. Ce ne sont pas tant les pistes entières que l'on retient, mais des moments qui accrochent, qui hantent presque…


Son deuxième album, Unflesh, est plus heurté. Plus original. Avec plus de percussions, plus d'étrangeté, il en devient même dérangeant. Comme la pochette et le nom l'indiquent, c'est un album sur le corps : forces vitales et douleurs, fascination pour le macabre, le dégoût… De la pop, des rythmes dansants sur certaines pistes, mais brutalisée par des sonorités et thèmes que l'on retrouve d'habitude dans la musique industrielle.

C'est le top 2014 de The Quietus (où Unflesh figure premier) qui m'a donné envie d'écouter cette artiste, et j'ai commencé par The Entire City plutôt qu'Unflesh à cause de la pochette (une peinture de Suzanne Moxhay) qui m'attirait plus. Au final, les deux albums me plaisent beaucoup, et comme ils sont bien différents, ils valent l'écoute tous les deux.

Une piste de chaque pour se faire une idée ?
The Entire City : “I Am Shell I Am Bone”
Unflesh : “Anti Body”



L'autre jour, alors que je me préparais à écouter √(i)+sin(y) de Xuqcitis, un album de post-techno-drone avec des enregistrements de crapauds-mouches dans une usine désaffectée, un toucan multicolore apparut à ma fenêtre, un verre de piña caipiriña dans le bec. Le toucan toqua son verre contre ma vitre pour attirer mon attention et me dit “Croââãoc !”, ce qui en portoucanais signifie “Hé, toão ! Écoute donc Caetano Veloso plutão ! Tu verrão, c'est super bião !”. Puis l'animal repartit, en donnant un coup de bec dans un ballon de foot par la même occasion, marquant par là même un but à trois points quand ledit ballon, après avoir décrit une majestueuse parabole que n'aurait sans doute pas reniée un auteur de textes sacrés, vint se loger dans un stade qui se trouvait par là. Hélas, il paraît qu'il est interdit de marquer des buts avec le bec, ce qui disqualifia le toucan pour la compétition internationale de 2022 au Qatar Saoudien.

Transa de Caetano Veloso est le premier disque de “Música Popular Brasileira” de ma musicothèque, c'est vraiment par hasard que je l'ai eu sous les oreilles. Il a été composé à Londres, où l'artiste a vécu deux ans en exil… C'était la dictature militaire à l'époque, et Veloso avait fondé le mouvement artistique Tropicália (ou Tropicalismo), qui mélangeait tradition locale et influences étrangères, ce qui déplut aux autorités (allez savoir pourquoi). Quoi qu'il en soit, Veloso ne se plut guère à Londres, qu'il trouvait sombre, où il ne connaissait personne et où personne ne le connaissait. Ce qui s'entend un peu sur l'album, même si celui-ci reste plutôt gai et rythmé, avec juste une pointe de solitude. On y entend aussi à la fois une influence rock (années 70) et, à la fin, une critique de ce même genre… C'est un excellent disque, que je recommande même si, comme moi, vous ne connaissez rien au Brésil (clichés mis à part) et que vous ne vous y intéressez pas particulièrement !



Vous aimez la musique qui danse ? Les boucles ? Alors faut que vous écoutiez Through the Green de Tiger & Woods. C'est l'un des disques les plus dansants que j'ai jamais écoutés. Du disco et du funk montés en boucles superposées à des beats d'enfer, des grooves carrément irrésistibles. Tenez, écoutez “El Dickital” par exemple ; si vous ne bougez pas, alors je ne vois vraiment pas ce qu'il vous faut !

Un peu d'histoire : les disco edits, c'est le petit frère bâtard et voleur de la house. C'est un genre (ou une pratique proche du DJing) qui consiste à piquer des samples de disco, à les monter en boucle sans trop les modifier, sans citer ses sources et sans payer les droits. Du coup, beaucoup de ces disques-là ne sortent que de manière anonyme, circulent sous le manteau, uniquement sur vinyle… Sur Through the Green, Larry Tiger et Danny Woods (deux larrons moustachus qui se cachent derrière les visières de leurs casquettes) s'aventurent dans le mainstream, travaillent un peu plus leurs sons et emploient une chanteuse ; l'album a été critiqué dans tous les magazines connus, d'ailleurs la critique de Pitchfork est très bien.

Mais ils ont aussi leur propre label, Editainment, qui sort du disco edit plus brut. Ils n'ont pas de site officiel, la majorité des disques sont notés comme « non officiels » sur Discogs, et tous les artistes ont des pseudonymes rigolos sur le même motif que Tiger & Woods : Pop & Eye, Cleo & Patra, Shangri & La, Boe & Zak… Sur l'EP On the Nile de Cleo & Patra, par exemple, “Walk Like an Egyptian” copie-colle le chant de “Walking on Sunshine” de Rockers Revenge sur les beats de “Timecode” de Justus Köhncke ; “Pharaoh Love” est basée sur un sample de “Believe in Love” de Teddy Pendergrass, et “Marcus Antonius on the Run” est un remix de “You Got Me Running” de Lenny Williams… Trouver les pistes originales fait partie du fun (parfois, ce sont des secrets de polichinelle, d'autres n'ont peut-être jamais été reconnus), et ça permet de découvrir les artistes par la même occasion. J'ai écouté tous les EPs que j'ai pu trouver chez eux, il y a du très bon et du dispensable, mais en général je recommande !

(Vous avez aimé “El Dickital” ? La boucle vient de “This Is Your Time” de Change, et le titre original est lui aussi super bon.)



J'aime les pistes répétitives. J'aime les pistes de rock répétitives. J'aime les pistes de rock répétitives qui martèlent. Les Liars sont plutôt bons dans le genre, mais ils n'ont jamais sorti que des albums presque satisfaisants… donc quand je trouve un truc similaire, j'essaie ! Each One Teach One d'Oneida commence comme ça : “You've got to look into the LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT LIGHT”, un battement par syllabe, un riff à deux notes tout le long, et ça continue pendant une durée parfaite d'un quart d'heure, assez pour donner la tête qui tourne, et la deuxième piste est tout aussi longue et répétitive d'une autre manière avec une sorte de groove et OUI c'est vachement bien.

Ensuite il y a sept chansons plus courtes, ce qui, à ce point, relève presque du bonus. Hélas, c'est là que l'album devient décevant : sur les sept, quatre ou cinq sont nazes. Je garde donc “Sheets of Easter” (la première longue piste), “Antibiotics” (la deuxième), “Each One Teach One” et ça me fait une très bonne playlist de 34 minutes.

+ 0.1 point pour la pochette.



Vous vous rappelez du premier album de Session Victim ? Je n'avais pas eu grand'chose à dire à son sujet parce que c'était de la house classique — deux types qui ne cherchaient pas à révolutionner quoi que ce soit au niveau de la forme, mais simplement à présenter de bons grooves méticuleusement travaillés, avec une âme derrière, et qui faisaient ça super bien. Au point de faire partie de mes artistes préférés du genre. (Rien que pour “Zoinks”, ils le méritent.)

Leur deuxième album, See You When You Get There, est plus tranquille. Toujours dansant, mais ce sont les mélodies qui sont ici mises en avant plus que les beats, et une attitude résolument cool ; l'album commence sans se presser par un “Do It Now” faussement gai et simpliste, avant de passer aux choses sérieuses avec l'excellent “Hey Stranger”, un groove posé et efficace, deux voix séductrices qui reviennent sans se presser… et on continue dans la chaleur et la bonne humeur, quelques moments de calme rêveur (sur la piste-titre notamment), puis un virage plus énergique avec “Never Forget”. Ça reste de la deep house classique bien maîtrisée, mais on a un parti pris cette fois, une teinte dominante. (Le cool, donc.)

The Haunted House of House, même si je l'adore, n'était pas parfait (la faute à ce côté un peu trop classique, peut-être ?) — et See You When You Get There ne l'est pas non plus : à partir de “Hyuwee”, on sent un creux dans la seconde moitié du disque, l'impression qu'on a déjà entendu cette formule-là avant. C'est là que les mecs se rattrapent de la plus belle manière avec “Eo's Place”, un final absolument parfait ; le meilleur groove de tout le disque, avec une mélodie qui rappelle sans jamais sonner cheap ces niveaux glacés ou aquatiques des jeux vidéo 16 bit de mon enfance.

Pas de chef d'œuvre donc, mais un album qui vaut le détour quand même ; je continue de beaucoup aimer ce que font ces gens-là !

- 0.1 point pour la pochette (franchement ratée pour le coup).

+ Tenez, tant que vous lisez ça, je vous poste une autre piste qui ne figure sur aucun de leurs deux albums mais qui fait partie de leurs toutes meilleures : “Time to Let You Down”.



L'homme aime les musiques sérieuses expérimentales, le rétro, le fun, les mélanges de genres (genre : surf + rock indus) et les perversions en tous genres, il a réalisé des compositions pour orchestre et dessins animés — J.G. Thirlwell se devait sortir un disque comme Ectopia. Attention, c'est un disque de big band expérimental ! Super fouillé, super dansant, super accessible, avec des éléments de jazz, d'exotica, de rock électronique et de plein d'autres genres. Par le type de mélodies et d'instruments, ça ressemble à une bande son pour film d'espionnage, avec des courses-poursuites à travers le monde entier et des personnages hauts en couleur, sauf qu'il y a trop de trucs qui se passent dans la musique pour qu'elle fasse office de simple musique de fond. Ectopia est une bombe, et c'est pas demain la veille que je m'arrêterai de dire du bien de cet artiste.



J'ai aussi écouté le dernier Björk, donc, qui me plaît nettement plus que ses derniers albums — et là, si ça vous intéresse, je vous renvoie à mon article complet sur sa discographie. (Il y a un gif rigolo au début, si ça peut vous donner envie de cliquer !)










Ça fait peut-être deux, trois ans que j'ai découvert Eleh. À l'époque, j'avais trouvé ces drones ultra-dépouillés trop minimalistes, trop impersonnels à mon goût, ça me laissait de marbre… Et puis j'ai fini par y revenir. La nuit en général, une piste avant de me coucher. Une musique quasi-monochrome, souvent quasi-statique, l'équivalent sonore d'une peinture abstraite géométrique en noir sur noir ou d'un verre d'eau minérale. On a l'impression qu'il n'y a quasiment rien dans cette musique, et il y a effectivement très peu, encore moins même que sur un album de lowercase, mais parfois c'est de très peu que j'ai envie.

C'était avec Floating Frequencies / Intuitive Synthesis que j'avais commencé ; les trois disques que comporte Homage sont tout aussi minimalistes mais ont davantage de tension, ce sont des oscillations, des rythmes plus que des drones. C'est aussi l'une des seules musiques à ma connaissance à pouvoir être qualifiée de géométrique ! Il y a trois volumes : hommages aux ondes sinusoïdales, aux ondes carrées et aux ondes triangulaires, et l'extrême minimalisme de la musique fait qu'on entend vraiment ces formes sonores.

Eleh est un artiste très populaire dans le milieu, et je comprends enfin pourquoi. (Si vous voulez essayer, préférez les versions CD ! Je ne sais pas pourquoi l'artiste sort ses disques en vinyle en priorité, alors qu'un son propre me paraît indispensable pour ce genre de musique… question de goût en partie, mais quand on compare le rip vinyle de Homage au rip CD, la différence est frappante : le son digital est nettement plus riche.)

vendredi 10 avril 2015

Lectures (8) : les lumières noires invisibles corrigent les crimes solitaires

Martial Canterel, un riche inventeur, montre à ses amis des expériences qu'il mène sur sa propriété. C'est tout ce qui se passe dans Locus Solus de Raymond Roussel, publié en 1914 : une visite de musée-laboratoire-spectacle imaginaire, sans même une trame narrative qui relierait les expériences entre elles. Ça n'empêche pas le roman d'être bon !

Locus Solus est un ouvrage de science fiction qui peut paraître atypique, dans le sens où le monde présenté n'est pas futuriste : on est bien à Montmorency, dans une France de début de XXe siècle. Mais la science a fait des progrès fulgurants. On peut atteindre un degré de précision incroyable dans les manipulations, prédire jusqu'aux moindres courants d'air plusieurs jours à l'avance, créer des matériaux qui n'ont rien à envier aux nanotechnologies d'aujourd'hui, tout s'enchaîne et tout s'embrique à la perfection… On peut se demander : à quel point les expériences décrites seraient-elles réalisables en théorie* ? Et, si l'on prend en compte le fait que le livre fut écrit en 1914 : à quel point Raymond Roussel croyait-il ces expériences possibles ? À quel point avait-on foi en la science et en le progrès à l'époque, par rapport à aujourd'hui ?

Les expériences que mène Canterel sont incroyables, mais ce qui en rend leur description intéressante, c'est aussi leur aspect poétique, parfois touchant, parfois dérangeant. À chaque fois, Roussel commence par décrire méthodiquement ce que voient les visiteurs, et qui tient souvent du prodige autant que d'une sorte de manège incongru. Les explications ne viennent qu'ensuite, et chacune est une histoire à part entière. (Souvent, une personne affligée vient voir Canterel pour qu'il l'aide, celui-ci imagine un dispositif complexe pour la soulager, et s'inspire des résultats pour construire des démonstrations spectaculaires.) Mais la structure du récit pêche par moments : il arrive que les descriptions soient beaucoup trop longues et finissent par lasser. Dans le deuxième chapitre, la description de la hie attachée à un aérostat qui construit une mosaïque de dents est tellement longue et minutieuse qu'elle en devient presque comique — mais c'est surtout le passage où, dans un grand espace vitré, plusieurs personnages semblent réaliser des actions sans rapport les unes avec les autres qui est interminable et m'a donné envie, un moment (alors que j'avais vraiment aimé le livre jusque là), d'abandonner. Une trentaine de pages, un ensemble de situations sans queue ni tête presque impossible à retenir, c'est beaucoup trop. Au bout d'un moment, j'ai lu tout en diagonale, pour revenir en suite me référer aux descriptions en même temps que les révélations venaient — je pense que c'était la meilleure façon de le lire. Dommage, à cela près, Locus Solus aurait été excellent.

Le roman même est expérimental : l'écrivain a utilisé des procédés particuliers, basés sur des dictionnaires et des jeux de mots, pour concevoir ses textes — et ça se remarque dans le côté apparemment aléatoire des histoires. Une jolie petite mise en abyme.
En passant, j'ai appris pas mal de mots grâce à ce livre. Au bout d'un moment, j'ai fini par les noter sur une page de carnet. Vésanie, comminatoire, apophtegme, siccité, palisse, marinette, valétudinaire, almée, cédule, engouler…

* Ça ferait de bonnes questions pour Randall Munroe, tiens.




The Corrections de Jonathan Franzen est le portrait d'une famille contemporaine américaine. Enid Lambert, la mère, est une femme du Midwest, bien-pensante et un peu coincée, qui essaie de préserver au maximum les apparences et de montrer son couple et ses enfants sous leur meilleur jour, même quand tout va de travers (quitte à mentir un peu, à cacher, à déformer…). Alfred, le mari d'Enid, est une tête de mule de plus en plus atteint par une maladie de Parkinson et une démence sénile. Chip est un loser qui se veut dramaturge doublé d'un obsédé sexuel, Gary supporte à peine sa vie de banquier et père de famille modèle et noie son aigreur dans l'alcool, Denise est une bosseuse qui se réfugie dans la course à la performance et ne voit pas ce qui pourrait foirer chez elle. Parmi tous les défauts présentés (et il y en a !), il y en a forcément un ou plusieurs qu'on reconnaîtra chez soi ou quelqu'un qu'on connaît… et une bonne partie de ces défauts viennent du fait que les personnages voulaient justement éviter de tomber dans d'autres travers.

L'événement qui amorce l'histoire est simple, et a des allures de prétexte : Enid demande que toute la famille se réunisse pour un dernier noël. Vu le sujet et les personnages, The Corrections pourrait être terriblement cynique, une satire pessimiste au vitriol de toutes nos tares contemporaines, mais les personnages gardent, pour la plupart, des côtés sympathiques. Le roman est prenant, c'est un best seller qui a gagné de nombreux prix ; il est assez juste, drôle, a de bons rebondissements, j'ai beaucoup aimé le lire.

Rétrospectivement pourtant, j'aurais du mal à expliquer pourquoi, j'ai l'impression qu'il y a quelque chose d'un peu froid dans ce texte. D'un peu calculé. Peut-être parce que Franzen garde tous ses personnages à une certaine distance : on peut toujours s'y identifier un peu, jamais totalement ? (Mais pourquoi ai-je eu cette impression uniquement après avoir fini le livre ?) Quant aux passages qui lorgnent vers la science-fiction, avec des traitements expérimentaux, c'est une ficelle un peu grossière dont on aurait pu se passer (mais ça reste mineur dans le récit, c'est un défaut excusable). J'ai donc gardé un bon souvenir de The Corrections

… Et puis, quelques jours après l'avoir terminé, j'ai regardé Magnolia. J'ai eu l'impression que Magnolia faisait quelque chose d'en partie similaire, mais en plus réussi. Plus touchant. Ce n'est pas le même médium, ni vraiment la même histoire, mais quand même.




J'ai enfin lu un roman de Dostoïevski (il était temps). Crime et Châtiment, donc. Je pense que tout le monde connaît les grandes lignes de l'histoire, mais au cas où : c'est l'histoire de Raskolnikov, intellectuel fauché et tourmenté, qui tue à coups de hache une vieille prêteuse sur gages. Ainsi que la sœur de la prêteuse, timide et innocente, quand elle le surprend… Le double crime que commet Raskolnikov le rend malade, presque fou ; une grande partie du roman se passe dans sa tête, alors qu'il resasse son action, ses mobiles, ne sait s'il doit se rendre à la justice ou non, s'il était justifié dans ses actions, les vraies raisons pourquoi il a commis son acte. C'est un roman psychologique avant tout, qui aborde aussi des thèmes philosophiques et politiques.

L'histoire parle également de mariages et de société, de pauvreté, de drame, de maladie, de honte… le Saint-Pétersbourg décrit dans le livre est assez déprimant, les personnages en proie à leur condition, souvent victimes et bourreaux en même temps. Malgré cette noirceur, Dostoïevksi ne tombe pas dans le piège du « tout est pourri, à quoi bon continuer ? » : aussi désespérée qu'ait l'air la situation, il y a toujours du bon quelque part. Si Raskolnikov avait été un personnage superficiel, parfaitement rationnel (comme on se croit trop souvent l'être), le roman n'aurait pas eu lieu d'être ; et c'est là tout l'intérêt de lire Crime et Châtiment, avec ses 500 pages écrites petit (700-800 dans d'autres éditions), sa minutie jamais vaine, ses dialogues qui ne sacrifient pas à la concision habituelle mais où l'on sent les hésitations, les blancs, les humeurs des personnages (je n'ai jamais lu de dialogues écrits comme ça, je crois). C'est un grand roman, tout le monde l'a déjà dit, ce n'est pas moi qui contredirai.

Note : avant de le lire, vérifiez que votre édition comporte une liste des personnages ! Parce qu'entre les prénoms, noms patronymiques, noms de famille et multiples diminutifs, c'est pas toujours facile de s'y retrouver.




Un homme part s'isoler dans un hameau abandonné, à flanc de montagne. On ne sait pas trop pourquoi, il dit simplement vouloir y « disparaître ». Il voit, tous les soirs, une petite lumière s'allumer sur un versant opposé en face de sa maison. De quoi s'agit-il ? Ne lisez pas la quatrième de couverture si vous ne voulez pas vous gâcher la surprise !

La Petite Lumière d'Antonio Moresco est un roman court et poétique, assez froid, avec des chapitres succints. Parfois, il s'agit uniquement d'une description de la vie dans le hameau et aux alentours, surtout la nature, qui n'est pas forcément perçue comme belle mais aussi comme pleine de conflits, de non-sens. L'histoire qui apparaît rend le texte plus vivant et le fait tomber dans le mystérieux… C'est un texte austère mais qui a une beauté particulière. J'ai bien aimé.




Pour ses quatre-vingts ans, Penguin a sorti une collection de 80 textes courts à 80 pence chacun. (Soit un euro et dix centimes à la librairie où je vais d'habitude.) C'est tentant. J'en ai acheté cinq, j'aurais sans doute pu en prendre davantage…

The Yellow Wall-Paper de Charlotte Perkins Gilman contient trois nouvelles, typiques de la littérature gothique de la fin du XIXe siècle, dont il est difficile de parler sans trop en révéler (mais je vais quand même essayer). La première est la plus connue, et je l'ai trouvée terrifiante… avant d'en lire un peu plus à son sujet quelques jours plus tard et de me rendre compte que j'avais (sans doute) interprété la fin trop littéralement. Une fin qu'on voit venir trente pages à l'avance mais qui fait quand même son effet glaçant. Parmi les deux autres, il y en a une que j'ai trouvée un peu poussive et peu originale, et une que j'ai beaucoup aimée.




Les Villes Invisibles d'Italo Calvino est un dialogue imaginaire entre Kublai Khan et Marco Polo, où l'explorateur décrit à l'empereur une multitude de villes qu'il a visitées. Chaque description est celle d'une ville fantastique, imaginaire, qui a une particularité étonnante. Elles sont très courtes (deux ou trois pages en général), mais sont de petites nouvelles à elles seules, avec des idées géniales, inventives, morales ou simplement poétiques… Ça me rappelle un peu Borges, mais en plus concis et j'ai envie de dire meilleur (Borges fait partie de mes auteurs préférés, mais il y a toujours des textes qui m'inspirent beaucoup et d'autres assez peu chez lui).

Je crois que je vais lire tout ce que je peux trouver de Calvino ; j'avais déjà beaucoup aimé Par une Nuit d'Hiver un Voyageur mais Les Villes Invisibles est encore plus réussi, une petite merveille.