dimanche 23 février 2014

♪ 17 : le métal transparent des bâtiments qui se reflètent sous la terre

J’ai un coup de cœur pour La Réflexion du Tir de Preslav Literary School (le projet “tape music” d’un certain Adam Thomas).

Ce disque est censé être inspiré par les œuvres de Benjamin Laurent Aman et par Zone de Mathias Énard (un roman sans ponctuation, un flux de texte tout en minuscules !) ; l’auteur cite également un inventaire à la Prévert en guide de remerciements : « les immeubles d’albâtre, la phosphorescence sonore, les cours suprêmes, la création de branches, la péninsule du Cap-Vert, les splines réticulées* et les martyrs magiques ».

À l’écoute, c’est surtout deux pistes de drone magnifiques, d’un quart d’heure chacune. Ce n’est pas un son énorme qui prend toute son ampleur et brille de toutes ses harmoniques, ce n’est pas non plus un son minimaliste qui fait rentrer l’auditeur dans une sorte de transe ou de torpeur : La Réflexion du Tir est composé de multiples sources sonores, des voix, des guitares (?), des vagues de sons, qui se rejoignent et s’embellissent mutuellement. Et ça marche très bien aussi.

* J’ai mis un bout de temps à trouver ce que pouvait bien vouloir dire « reticulating splines » et comment diable traduire ce syntagme, avant de me rendre compte qu’il s’agissait d’une référence-blague provenant de Sim City 2000. Foutus geeks, ils sont partout !



J’ai trouvé un mot qu’on peut utiliser en français pour parler de field recordings ! « Phonographie ». C’est joli, en plus. Et ça met en avant les similarités qu’a cette discipline avec la photographie. Sauf que ce mot est aussi utilisé avec d’autres sens ailleurs et que peu de gens l’utilisent de toute manière, donc ça n’est pas très pratique.

Donc j’ai pas mal écouté les phonographies de Francisco López, l’un des artistes les plus connus du genre. Déjà sa « trilogie des Amériques », trois disques d’enregistrements non modifiés d’une forêt vierge (La Selva), de bâtiments (Buildings [New York]) et du vent (Wind [Patagonia]). La Selva est le plus connu, mais c’est aussi le moins surprenant : tout le monde sait à quoi ça ressemble, les bruits de la forêt tropicale. Buildings [New York] par contre, avec son sujet beaucoup plus proche de notre quotidien, met étonnamment mal à l’aise : ces petits bruits de provenances plus ou moins inconnues, qu’on entend dans toute grande construction moderne mais qu’on ignore, se font ici entendre assez fort pour qu’ils deviennent étranges et même dérangeants. On ne peut y échapper. À l’écoute de ce disque, on a l’impression que le confort moderne dans lequel nous vivons n’est pas froid, aseptisé et silencieux, mais est un véritable monstre.

Et puis, il y a les disques sans titre de López, qui sont souvent sans pochette aussi, avec le moins d’informations possible écrites sur le disque même. Rien pour influencer notre écoute. Et au moins trois sur les quatre que j’ai écoutés sont composés, des phonographies assemblées et modifiées, sans qu’on sache d’où viennent les sons en question. Ce sont des voyages à l’aveugle. J’aime tout particulièrement Untitled #164. Untitled #89 est pas mal non plus, avec un son qui devient de plus en plus présent, bruyant, presque agressif, avant de retomber dans un quasi-silence Untitled #309 (que vous pouvez télécharger gratuitement ici, mais il est moins intéressant que les autres) est un EP de basses fréquences si discrètes qu’une personne peu attentive risquerait de ne pas les entendre.



Il existe aussi un disque vraiment étonnant de Francisco López, au point qu’on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une blague : Untitled #104. Ce disque est composé à la même manière que le sans titre n°89 dont j’ai parlé juste au-dessus, sauf qu’à la place de phonographies d’environnements, l’artiste utilise comme source sonore… du death metal. Ouais. Donc du death metal traité comme s’il s’agissait d’un bruit, d’une texture sonore, coupée et collée en boucles, superposées, juxtaposées, etc. C’est moins soigné que les autres œuvres de López et je ne sais pas trop si on peut parler de bon disque, mais c’est intéressant.

Vous pouvez écouter la composition en entier sur la page du label (on peut avoir l’impression que ça bugge au début, la musique ne commence vraiment qu’à partir de cinq minutes… et s’arrête totalement après un peu plus d’une demi-heure).




C’est bien souvent la ligne de basse de “Bug Powder Dust” qui me donne envie de réécouter Clear. Une ligne de basse qui est en fait tirée d’“Open Your Eyes, You Can Fly”, un titre de jazz fusion de Flora Purim qui date de 1976… “Bug Powder Dust” est une vraie petite bombe pour qui aime ce genre de musique dance/hip hop/trip hop populaire des années 90 (pour les autres, ça sera sans doute plutôt l’équivalent d’un sachet de Tang périmé). C’est grâce aux compères Kruder et Dorfmeister que je l’ai découverte, alors même que les versions qu’on entend dans les K&D Sessions™ sont des remixes downtempo de la piste avec une toute autre intrumentation, sans cette fameuse ligne de basse (!) et où le rap de Justin Warfield, pourtant passé à la même vitesse, paraît plus lent. (L’un de ces remixes est devenu plus populaire que l’originale, au point de la supplanter sur la version américaine du disque!)

Franchement, j’avais téléchargé Clear plus « pour voir » qu’autre chose, mais ce disque me plaît carrément. L’album est inspiré par le fameux Naked Lunch de William Burroughs (que je n’ai toujours pas lu), ce qui fait qu’il est, malgré ses apparences classiques, plus dérangeant que d’autres disques du genre ; “5ml. Barrel” par exemple me fait même flipper avec son récit de junkie qui vire à l’horreur corporelle (le texte est de Will Self, récité par lui aussi, je ne sais pas qui c’est mais déjà vu son nom quelque part). Et puis il y a Leslie Winer sur une piste, en fait c’est grâce à cet album que j’ai découvert Leslie Winer, et il faudra que je vous parle d’elle aussi une autre fois.

(Info superficielle : le nom “Bomb the Bass” est censé évoquer le fait de tagger des trucs à la bombe sur une ligne de basse, un vandalisme créatif en quelque sorte.)




Vous connaissez Geinoh Yamashirogumi ? C’est le groupe qui a fait la musique du dessin animé Akira. Mais si, comme moi, vous avez oublié à quoi ressemblait cette musique parce que ça fait bien douze ans que vous avez vu Akira et que de toute manière vous ne faisiez pas plus attention que ça à la musique des films à l’époque, vous pouvez ignorer cette information pour le moment.

Ecophony Rinne, donc, est un disque avec des percussions japonaises et tibétaines, du gamelan, des chœurs, des synthés… Ça sonne typiquement « comme de la musique de films », hein, ce genre de melting-pot consensuel entre musiques traditionnelles et ambient/new age que l’on imagine joué par des dizaines et des dizaines de musiciens pour un budget avec plein de zéros derrière. Ça n’empêche pas ce disque d’être très bon. Une sorte de théâtre souterrain sans mots, une pièce mystique avec plein de jeux d’ombres magiques et des flammes qui dansent, et tout et tout.



Sinon, j’ai aussi écouté le dernier Beck (qui est surproduit mais pas mal, si ça vous intéresse je vous renvoie à cette page où je parle de tous ses albums majeurs), Gris-Gris de Dr. John the Night Tripper (je ne m’attendais pas à aimer, j’ai aimé — du coup j’ai pris le premier album d’Exuma aussi), et puis il faudra que je vous parle de Daikanjyo de Shoji Aketagawa, Kan Mikami et Toshiaki Ishizuka à l’occasion, mais avant ça faudra que je le réécoute.

vendredi 21 février 2014

John Cage, à propos du silence (et des bruits de circulation)



« Quand j’entends ce qu’on appelle de la musique, j’ai l’impression que quelqu’un me parle. Me parle de ses sentiments, de ses idées, de ses relations. Mais quand j’entends le bruit de la circulation, ici par exemple sur la sixième avenue, je n’ai pas l’impression que qui que ce soit parle. J’ai l’impression que le son est en train d’agir. Et j’adore l’activité du son. Ce son devient plus fort, plus faible, plus aigu, plus grave, plus long, plus court… et plus encore, ce qui me satisfait tout à fait ; je n’ai pas besoin que le son me parle.

Nous ne faisons pas de grande différence entre le temps et l’espace. Nous ne savons pas où l’un commence et où l’autre finit. Ainsi, la plupart des arts que nous concevons se situent dans le temps, et la plupart des arts que nous concevons se situent dans l’espace. Marcel Duchamp, par exemple, se mit à penser la musique, non comme un art du temps mais comme un art de l’espace. Et il a créé une œuvre intitulée Sculpture Musicale, où différents sons proviennent de différents endroits, des sons continus qui se rassemblent en une sculpture sonore fixe dans le temps.

Les gens s’attendent à ce que l’écoute soit plus qu’une simple écoute. Parfois, ils parlent d’écoute intérieure, ou de la signification des sons. Quand je parle de musique, les gens finissent par se rendre compte que je parle d’un son qui ne signifie rien, qui n’est pas « intérieur », mais simplement « extérieur ». Et ceux-là qui comprennent enfin me disent « Vous voulez dire que ce ne sont que des sons ? ». Sous-entendu : ce qui n’est qu’un son est inutile. Mais j’aime les sons comme ils sont, et je n’ai pas besoin qu’ils soient plus que des sons. Je ne veux pas qu’ils soient psychologiques. Je n’ai pas besoin qu’un son prétende être un seau, ou un président, ou amoureux d’un autre son ! Je veux simplement qu’il soit un son.

Et je ne suis pas si bête de penser cela : un philosophe allemand très connu du nom d’Emmanuel Kant a dit qu’il existe deux choses qui n’ont pas besoin de signifier quoi que ce soit : l’un est la musique, et l’autre est le rire. Ces choses-là n’ont pas besoin de signifier plus que ce qu’elles sont pour nous procurer un grand plaisir.

L’expérience sonore que je préfère à toutes les autres, c’est le silence. Et ce silence, presque partout de nos jours, c’est le bruit de la circulation. Si vous écoutez Beethoven ou Mozart, c’est toujours la même chose ; mais le bruit de la circulation est toujours différent. »


— John Cage (New York, le 4 février 1991)