vendredi 21 février 2014

John Cage, à propos du silence (et des bruits de circulation)



« Quand j’entends ce qu’on appelle de la musique, j’ai l’impression que quelqu’un me parle. Me parle de ses sentiments, de ses idées, de ses relations. Mais quand j’entends le bruit de la circulation, ici par exemple sur la sixième avenue, je n’ai pas l’impression que qui que ce soit parle. J’ai l’impression que le son est en train d’agir. Et j’adore l’activité du son. Ce son devient plus fort, plus faible, plus aigu, plus grave, plus long, plus court… et plus encore, ce qui me satisfait tout à fait ; je n’ai pas besoin que le son me parle.

Nous ne faisons pas de grande différence entre le temps et l’espace. Nous ne savons pas où l’un commence et où l’autre finit. Ainsi, la plupart des arts que nous concevons se situent dans le temps, et la plupart des arts que nous concevons se situent dans l’espace. Marcel Duchamp, par exemple, se mit à penser la musique, non comme un art du temps mais comme un art de l’espace. Et il a créé une œuvre intitulée Sculpture Musicale, où différents sons proviennent de différents endroits, des sons continus qui se rassemblent en une sculpture sonore fixe dans le temps.

Les gens s’attendent à ce que l’écoute soit plus qu’une simple écoute. Parfois, ils parlent d’écoute intérieure, ou de la signification des sons. Quand je parle de musique, les gens finissent par se rendre compte que je parle d’un son qui ne signifie rien, qui n’est pas « intérieur », mais simplement « extérieur ». Et ceux-là qui comprennent enfin me disent « Vous voulez dire que ce ne sont que des sons ? ». Sous-entendu : ce qui n’est qu’un son est inutile. Mais j’aime les sons comme ils sont, et je n’ai pas besoin qu’ils soient plus que des sons. Je ne veux pas qu’ils soient psychologiques. Je n’ai pas besoin qu’un son prétende être un seau, ou un président, ou amoureux d’un autre son ! Je veux simplement qu’il soit un son.

Et je ne suis pas si bête de penser cela : un philosophe allemand très connu du nom d’Emmanuel Kant a dit qu’il existe deux choses qui n’ont pas besoin de signifier quoi que ce soit : l’un est la musique, et l’autre est le rire. Ces choses-là n’ont pas besoin de signifier plus que ce qu’elles sont pour nous procurer un grand plaisir.

L’expérience sonore que je préfère à toutes les autres, c’est le silence. Et ce silence, presque partout de nos jours, c’est le bruit de la circulation. Si vous écoutez Beethoven ou Mozart, c’est toujours la même chose ; mais le bruit de la circulation est toujours différent. »


— John Cage (New York, le 4 février 1991)

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