vendredi 27 mai 2016

♪ 45 : Les Libellules Bleues Dansent dans le Biotope où les Harpes Brillent de Réconfort

Faut quand même que je parle d'Asmus Tietchens à un moment donné.

Il a commencé à faire de la musique dans les années soixante mais, insatisfait de ses premières œuvres, n'a rien voulu publier jusqu'en 1980. Depuis, sorti de son mutisme en se rendant compte que s'il comparait sa musique à des disques punk et indus plutôt qu'à Stockhausen, elle pouvait tenir la route, il a sorti plus d'une centaine de disques, aussi bien des albums de lowercase que d'industriel, de synthpop instrumentale, d'ambient et d'autres musiques difficiles à classer. Pourtant, son style garde une certaine constance : une prédilection pour les sons clairs mais toujours décalés, atonaux ou dissonants, un certain minimalisme qui penche parfois vers l'amusant et/ou le glauque sans y tomber vraiment, une musique pince-sans-rire en quelque sorte.

Sur Glimmen, on entend des enregistrements sous-marins de la rivière Elbe et des vinyles retravaillés pour donner des « bruits divers, nappes et pulsations sonores aux textures fines et rugueuses, disposées par transparence dans de vastes espaces », censées évoquer « la vie secrète des sous-marins ».

Sur Soirée, c'est un son lowercase que l'on entend, dixième itération d'un processus consistant à remixer une de ses anciennes pistes, puis à remixer ce remix, à remixer le remix du remix, etc. C'est épuré, discret, et je n'arrive pas du tout à déterminer d'où pouvaient bien venir les sons à l'origine.

Sur Aroma Club Paradox, sorti sous le nom Hematic Sunsets (un anagramme), c'est une musique du type lounge (certains diraient « ascenseur ») qui est à l'honneur, une sorte de test de Rorschach aussi joyeux qu'ironique, avec des mélodies naïves, colorées et exotiques et des échos sinistres juste assez subtils pour qu'on imagine des auditeurs passer complètement à côté.

Sur ses “Hydrophonies” (notamment sur Seuchengebiete 1 et 2), on dirait presque du Aube.

Raum 318, c'est de l'ambient pour salle de torture. Biotop, ce sont des mélodies acidulées au synthétiseur, un disque quasiment pop, non sans un certain humour. Stupor Mundi est de la musique industrielle. Das Fest ist zu Ende. Aus. est un collage. Teils Teils est en partie du drone (en partie seulement, il est difficile à décrire)…

… Et tous ces disques sont intéressants. Beaucoup sont accompagnés de citations d'Émile Cioran, en allemand, ce qui est passablement frustrant quand on est francophone mais qu'importe. Je ne connais pas encore Cioran mais j'aime Tietchens.




玉姫様 de 戸川純 = Tamahime-Sama de Jun Togawa est un album de pop japonaise bien comme il faut, avec des paroles qui parlent de femme-insecte, de règles ou de masochisme. Assez pour donner à l'artiste une réputation dans le milieu de la culture pop sanguinolente japonaise à ce qu'il paraît, et si ça ne s'entend pas immédiatement quand on ne maîtrise pas la langue de Nintendo, il y a quand même le chant qui passe du strident au solennel qui peut mettre la puce à l'oreille. Entre autres. Il y a en fait plein de passages et de détails un peu étranges, glauques ou introspectifs qui contredisent le son enjoué et la production « pop années 1980 ».

C'est un disque charmant et acide, sans qu'il y ait de contradiction au final. Au début je l'ai trouvé mignon, mais c'était une impression faussée. C'est un très bon album.




Robert Millis est un collectionneur de sons. Il a sorti plusieurs archives (notamment des compilations d'anciens 78 tours numérisés) chez Dust to Digital ou Sublime Frequencies. Il fait partie de groupes très différents, dont un d'improvisation minimaliste, un autre de phonographies, et un, les Climax Golden Twins, qui fait de la musique instrumentale de bric et de broc, assez difficile à cerner, avec des guitares intermittentes et des traces de folk et rock mais où les instruments sont volontiers remplacés par des samples ou autres bruits et qui dévie volontiers vers d'autres genres. Il a aussi sorti des disques solo, pas évidents à décrire non plus, mais pour le moment ce sont ceux-là qui me parlent le plus.

Qu'est-ce qui est joué, trouvé ou modifié dans les sons qu'on entend sur Relief ? L'un des autres disques solo de Robert Millis parle de « 78 tours usés, collage radiophonique et phonographies enregistrées à Tamil Nadu, en Inde », mais ici, aucune information. Ce sont des échantillons de musique en tout cas, du culturel, pas de naturel. Pourtant, sans être déformées, floutées en de vagues drones ni remisées à l'arrière-plan, ces musiques deviennent abstraites, les timbres et harmoniques ressortent clairement mais le contexte a disparu, les teintes se superposent sans se mélanger. Ce n'est pas si courant que ça comme effet.

… Et j'ai du mal à en dire plus. Pendant les premières écoutes, j'avais du mal à dire quoi que ce soit sur cet album, que je trouvais simplement beau et agréable. J'ai aussi écouté 120, qui est dans la même veine, très recommandable lui aussi.

C'est édité chez Helen Scarsdale, et plutôt que de la paraphraser lâchement, je vous renvoie à la critique de The Wire sur la page officielle qui est très bien écrite.




La première recommandation électronique de ce mois-ci, c'est un album de trance progressive des années 90, avec des voix féminines qui chantent une phrase ou deux répétées plein de fois, des nappes planantes tout le long du disque, des synthés qui font bip-bi-bi-boup, tititi-toutoutou-tititi-tititi etc., des beats dansants on ne peut plus classiques, et des pistes de dix à quinze minutes qui évoluent lentement et se fondent les unes dans les autres. Le kif.

Javelin de Blue Amazon est entièrement de son époque, du coup c'est un album d'un hédonisme total, une symbiose dansante-planante du début à la fin. De très bonne facture : toutes les chances que ça plaise à qui aime la trance progressive des années 90 et très peu de chances que ça plaise à qui n'aime pas. C'est même un album élégant, si on ne considère pas le style comme intrinsèquement de mauvais goût !

Je ne crois pas que ce soit de la nostalgie qui fait que j'aime cet album : je n'écoutais pas du tout ce genre de trucs dans les années 90. Javelin est simplement un album que j'aime, et j'en parle parce que plus personne n'en parle aujourd'hui.




La deuxième recommendation électronique de ce mois-ci, c'est… un disque que j'ai trouvé en cherchant “weirdest techno” sur Google et en cliquant sur le premier résultat qui se trouvait sur un forum.

2CB 3 de 2CB donc, un groupe pas évident à trouver avec ce nom-là (il s'agit d'un nom de drogue, ben tiens, j'aurais dû m'en douter). Ça tient de la techno pour club mais aussi beaucoup d'expérimentations bizarroïdes, qui rappellent un peu Aphex Twin… et vont finalement plus loin que lui. Il y a cinq pistes qui n'ont rien à voir les unes avec les autres (je ne vais pas les nommer vu que Discogs et mon rip sont apparemment erronés, a priori il faut intervertir face A et face B). Tout commence par un morceau assez sombre et minimal mais prenant, des ambiances souterraines, le genre de son de bon goût qui se fait encore et qui a même la cote dans les webzines d'aujourd'hui (alors que le disque date de 1998). Suit une piste acid techno cartoonesque et absurde, mi-sympa mi-agaçante, qui se termine sur un sillon fermé sur la dernière mesure histoire de troller un peu les auditeurs (ça ne se finit que quand on en a marre). Puis un titre plus mélodique tout à fait agréable, sur laquelle je ne m'étends pas parce qu'ensuite vient… la chose. Le monstre. La raison pour laquelle j'ai trouvé ce disque. Un truc à la limite du supportable, qu'aucun nerd ni DJ dans son état normal n'accepterait de jouer, une aberration hoquetante et obscène, des bruits clownesques, des mélodies plus dissonantes les unes que les autres, des beats vulgaires incongrus, du bruit, des fragments de gémissements orgasmiques, des sons tellement déformés qu'on dirait des chiens mutants, un break qui sort de nulle part et j'en passe — c'est le summum du grotesque et pourtant ça paraît sérieux, et ça en devient fascinant. Hilarant, effrayant, infâme, à vous de juger. Le disque se termine sur une cinquième piste ultra-minimaliste d'hôpital qui dure à peine une minute, de toute façon après la folie précédente il n'y avait plus rien à dire, temps mort, la musique a fait une overdose.




Prah Suomafni Ruoy de Your Infamous Harp est une collaboration entre Sara qui chante des chansons pop avec sa jolie voix, et Andy qui agrémente tout ça de sons électroniques, pimentés d'un peu de breakbeat. Un album pop indé tout ce qu'il y a de sympathique, parfois mignon, parfois rêveur, parfois mélancolique.

Sauf que.

… Vous voulez peut-être vous arrêter de lire ici ? Je vous préviens, je risque de vous gâcher une partie de l'album avec la suite. Si de la pop indé avec un peu de breakbeat, ça vous tente, vous pouvez écouter ça ici. Et si ça ne vous suffit pas… sachez (je vous casse la surprise, du coup) qu'au bout de sept pistes, Prah Suomafni Ruoy prend ce qui doit être le virage le plus brutal et inattendu que j'ai jamais entendu dans un album. Je n'arrive pas à bien suivre l'histoire mais une catastrophe arrive, tout s'écroule. Sur “The Divide”, l'album bascule dans l'horreur, suivent dix-huit minutes de presque blanc, que ce soit un coma ou un deuil ou autre.

Et ensuite on reconstruit, même si rien n'est tout à fait comme avant. On prend des chemins inattendus, parfois. Et c'est certes un gimmick qui rend l'album spécial (gimmick qui ne change d'ailleurs pas ma note), mais même sans cette particularité, ça reste un bon disque.





Dancing in Tomelilla est un disque de phonographies de jazz vocal. Soit : il y a quatre musiciens et une chanteuse qui jouent du jazz vocal tout à fait classique, mais c'est enregistré par Éric La Casa, phonographiste connu qui ne coupe pas les répétitions, se vocalise volontiers sur le public ou les bruits de pas des gens, s'éloigne, ou sort carrément dans la rue pour enregistrer les voitures qui passent au-dehors (on imagine que le groupe joue encore pendant ce temps, sinon ça ne serait pas du jeu).

Donc évidemment, c'est un album conceptuel, un peu facile avouons-le mais il fallait que quelqu'un le fasse, et on pourrait tout aussi facilement trouver assez de choses à dire à son sujet pour remplir une dissertation de plusieurs dizaines de pages, avec pour sujets entre autres :
· les différences entre audition et écoute, entre « bruits » et musique (avec la fameuse citation des Shadoks en exergue) ;
· les différences entre concert et musique enregistrée, comment les enregistrements ont changé notre manière d'écouter la musique ;
· la légitimité de sortir un tel album alors qu'on peut très bien soi-même assister à un concert de jazz et sortir écouter les voitures en fumant une clope, ou lancer l'écoute d'un album et se servir un verre de jus de banane en discutant avec quelqu'un au téléphone ;
· l'importance des classiques et des conventions dans un genre pourtant connu pour l'improvisation ;
etc.

On pourrait même écrire tout ça sans prendre la peine d'écouter l'album.

Sinon on peut aussi écouter ce disque et sourire, parce que sans être du génie absolu, c'est un disque tout à fait réussi (le jazz vocal se prête parfaitement au concept, la manière d'enregistrer de La Casa en montrant la situation sous tous ses angles est intéressante à plusieurs égards)… et vraiment amusant. Je crois que c'est de ce point de vue-là que Dancing in Tomelilla est le plus original, en fait : le fait qu'au-delà des phonographies et du jazz, il manifeste une forme d'humour particulière à la musique.

vendredi 13 mai 2016

Texte à lire quand on se dit qu'on vit dans un monde de merde (pour savoir sur qui rejeter la faute).

Alors מרדתרון Merdatron, l'Ange Faiseur de Merde, décida de créer un monde de merde.

Le premier jour, il créa les chaussettes mouillées et vit que c'était de la merde alors il continua.

Le deuxième jour, il créa la douleur et vit que c'était de la merde alors il continua.

Le troisième jour, il créa la chanson de René la Taupe et entendit que c'était de la merde alors il continua.

Le quatrième jour, il se dit que ça serait merdigolo si les gens, en lisant ce texte idiot, avaient soudain la chanson de René la Taupe qui leur venait en tête alors *pouf* voilà, c'est pour ça que vous avez la chanson de René la Taupe en tête maintenant.

Je ne sais pas ce qu'il créa le cinquième jour mais je peux assurer que c'était de la merde aussi.

… Et il continua comme ça pendant un bail ; il était inspiré, le bougre ! C'est pas pour rien que l'univers a quinze milliards d'années !

Mais une fois toutes ses puantes créations achevées, Merdatron se rendit compte qu'il en avait fait un peu trop : s'il larguait toutes ces mauvaises choses dans l'univers en même temps, celui-ci risquerait de s'effondrer de dépression et de devenir un trou noir de merde. Alors il décida de créer le temps*. Il déroula le continuum temporel et parsema ses étrons un peu au hasard, un génocide par-ci, un film Schtroumpfs 3D par-là, un caïd par-ci, une odeur de munster par-là, jusqu'à ce qu'il y ait de la merde un peu partout, un peu tout le temps, pour les siècles des siècles, amerde.

La création de Merdatron était certes imparfaite, ce qui ne devrait suprendre personne : fallait pas s'attendre à ce que l'Ange Faiseur de Merde fasse son boulot correctement ! Il avait fait de la merde de façon merdique, voilà pourquoi de bonnes choses existent (mais pas assez pour compenser). Il ne s'agit en réalité que de choses censées être mauvaises, mais si mal faites qu'elles en sont bonnes. (Merdatron, constatant qu'il avait travaillé comme un sagouin, eut ces paroles : « Rien à foutre, yolo, y'a la Télé-Réalité des Anges à six heures, je vais pas m'emmerder à tout refaire maintenant ».)

* Les lectrices et lecteurs à l'esprit vif remarqueront qu'il est difficile de s'imaginer la chanson de René la Taupe sans temps. Cela est cependant possible, si on imagine cette chanson recroquevillée à l'infini en un point temporel / non-temporel unique, une chanson de merde en puissance et non en acte, où… euh… Bon, disons pour faire plus simple que Merdatron le Cacarchange avait le temps chez lui mais ne l'avait pas encore installé chez nous, trop occupé qu'il était à pourrir notre univers. Merci Merdatron, vraiment, fallait pas.

C'est aussi pourquoi, lorsqu'un jour, un philosophe de merde essaya de démontrer que nous vivions dans le plus merdique des mondes possibles, celui-ci échoua. Il s'en rendit compte en constatant qu'il n'était pas en train de se cogner le petit doigt de pied ni d'agoniser dans un charnier ni de travailler dans les égouts pour un salaire de misère ni de se faire vomir dessus par un pélican pestiféré. Rassuré, notre philosophe soupira et se dit qu'au moins ça aurait pu être pire. Le lendemain, il se cogna le petit doigt de pied quand même, puis il mourut de la dysentrie.

samedi 7 mai 2016

Lectures (11) : Les Horloges Absentes Balaient les Fausses Couleurs des Météores

Dernièrement, j'ai lu :

The Bone Clocks de David Mitchell. Je prends toujours plaisir à lire sa science-fiction humaniste et ses récits enchâssés qui font sauter de siècle en siècle (sur quatre livres que j'ai lus de lui, trois suivent cette idée, seul The Thousand Autumns of Jacob de Zoet garde une continuité dans l'époque, le lieu et les personnages) ; c'est un truc assez classique mais ça marche !

Dans ce dernier roman, quand même, il manque de se brûler les doigts. The Bone Clocks est aussi prenant que Ghostwritten et Cloud Atlas, mais en plus de passages réalistes, il y a des personnages semi-immortels qui ont des superpouvoirs psychiques et… difficile de prendre au sérieux une histoire avec des mots comme « œil-chakra » et des combats avec des boules d'énergie. Heureusement, ça n'enlève rien aux qualités de la fiction plus réaliste qui constitue l'essentiel du roman, quand on suit de l'adolescence à la vieillesse Holly Sykes, une Anglaise aux origines irlandaises (qui se trouve être en contact avec un de ces Horologues, mais a aussi une vie plus normale, comme au début où elle fait une fugue en espérant rester chez son petit ami et où ça ne se passe pas si bien, ou plus tard, quand un journaliste correspondant de guerre… enfin, je ne vais pas trop en raconter).

Les sauts temporels entre les chapitres sont forcément plus courts que d'habitude, et plusieurs personnages sont récurrents : Holly Sykes est le personnage principal du roman, mais selon les chapitres elle peut être un personnage principal, secondaire, ou une quasi-figurante. Le roman va de la fin des années 70 à un futur proche, et touche de nombreux sujets, personnels, sociétaux, humains. C'est une bonne lecture au final, et qu'importent les boules d'énergie.


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Les Absences du Capitaine Cook d'Éric Chevillard est un roman que j'ai pris au hasard, parce que j'aimais bien le style. Il se trouve que c'est un roman surréaliste (« fantaisiste » serait un euphémisme) dans lequel il n'y a… aucune trame, rien que des digressions, et à peu près aucune limite. Il semble bien y avoir un personnage principal, mais même la manière dont celui-ci est identifié reste très approximative, changeante, peu crédible. Il n'a pas de nom et semble si mal construit qu'il n'arrête pas de se déboîter, de tomber en pièces. Les chapitres ont beau tenter (ou pas) d'annoncer la couleur à chaque fois dans un préambule, ils ne se privent pas de changer d'avis par la suite !

C'est une lecture étrange, absurde, qui m'a paru vaine au début avant que je ne me prenne au jeu. Divertissante en tout cas, et avec un style agréable — les pièces du puzzle ne forment aucune image mais elles sont souvent intéressantes par elles-mêmes. Pour autant, je ne pense pas que ça aurait pu tenir plus de 216 pages.


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Avis aux amateurs de conspirations : dans Les Falsificateurs d'Antoine Bello, un Islandais qui a fait des études de géographie se fait repérer par un recruteur pour une organisation secrète internationale connue sous le nom de CFR (ce qui pourrait signifier « Consortium de Falsification du Réel »). Les agents du CFR écrivent des scénarios détaillés de modifications à apporter au passé ou au présent, et font falsifier des archives, créent de nouveaux documents… mettent tout en œuvre pour réécrire l'histoire, selon un plan décidé par les plus hauts placés de l'organisation. Dartunghuver décide de changer ainsi le destin des Bochimans dans le désert du Kalahari…

Idée simple mais efficace, roman qui se lit très facilement, Les Falsificateurs est une histoire très agréable à suivre même si le livre même ne révolutionne rien (l'écriture est très conventionnelle, les personnages peu mémorables en eux-mêmes). Plus un divertissement qu'autre chose, donc. À noter qu'il s'agit d'un premier tome, il y en a deux autres ensuite.


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Donc, le fameux Huckleberry Finn de Mark Twain (que j'ai lu avant Tom Sawyer par erreur, tant pis)… a quelque chose de décevant, vu sa réputation.

Un roman satirique écrit en 1884 qui parle du racisme dans le sud des États-Unis, évidemment, il faut prendre ça avec un grain de sel*. Ce n'est pas tellement ça qui m'intéressait que l'écriture même… et c'est un drôle de mélange entre finesse, aventure, humour et caricature qu'a pondu Twain. L'histoire comme les personnages sont à moitié crédibles, à moitié fantasmés, manquent de profondeur. Reste une aventure qui a du charme, mais ce charme, la fin ratée le ferait presque oublier : sans divulguer l'histoire, le roman garde l'équilibre à peu près tout le long, jusqu'à ce que Twain s'attache à un gag un peu potache et décide de le faire durer beaucoup trop longtemps, jusqu'à la fin du livre en fait. En oubliant au passage l'amitié entre Tom et Jim pour ne réduire ce dernier qu'à son statut d'esclave emprisonné pas très malin, aux dépends duquel les autres personnages (pas plus malins que lui) s'amusent, ce qui devient vite lourd.

Au final ça ne me donne pas plus envie que ça de revenir en arrière pour lire Tom Sawyer

* Ce qui me paraît loin d'être insurmontable pour peu qu'on ait un minimum de jugeotte, mais aux États-Unis, certains veulent en interdire l'étude maintenant. Vu que cet écrit antiraciste à l'époque paraîtrait, s'il avait été écrit aujourd'hui, plutôt raciste. Les étudiants américains ne seraient-ils pas capables de prendre du recul ? Ou sont-ils si sensibles que cela ?


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The Color Purple d'Alice Walker par contre, ça m'a beaucoup plu ! Un roman épistolaire (le premier que je lis, je crois) où l'on suit la vie de Celie, une noire américaine séparée de sa sœur à l'adolescence et mariée de force dans le sud des États-Unis des années 1930. Walker ne cherche pas tant à provoquer la pitié ou la révolte qu'à émouvoir, et fait bien ressentir à la fois l'humanité des personnages et à quel point ceux-ci se retrouvent enfermés sans s'en apercevoir dans ce qui est presque un huis clos. Un huis clos sans murs, fait de conventions, de traditions, de manque d'éducation (tout le monde sait que ça nous limite, mais je n'avais jamais ressenti à quel point avant de lire ce livre), et qui dure des lustres, entre les mêmes quelques maisons, jusqu'à ce que…

Bref, ce texte est superbe. Il évoque beaucoup de sujets, il y a beaucoup de choses à en tirer, et il émeut pile ce qu'il faut.

J'ai appris après l'avoir lu qu'un film connu en avait été tiré. Je ne regrette pas de ne pas l'avoir vu et je n'ai pas envie de le voir, le texte se suffit à lui-même.


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Dans Les Météores de Tournier, j'ai retrouvé une grande partie de ce que j'avais aimé dans Le Roi des Aulnes : un roman qui tient autant du conte que de l'essai, avec autant d'esthétique que de réflexion, de beauté que de laideur. C'est toujours un très bon texte… pour autant, j'ai préféré Le Roi des Aulnes, et les défauts des Météores (qui lui ressemble par ailleurs un peu trop) sont plus gênants, sans être rédhibitoires.

Il y a deux parties dans ce texte : (1) Alexandre, un dandy homosexuel provocateur, hérite d'une entreprise de traitement de déchets avec plusieurs sites en France. Lui qui a toujours vécu en marginal n'a aucune envie d'accepter au début, puis finit par comprendre qu'il pourra en tirer beaucoup… C'est un personnage intéressant et charismatique, particulièrement réussi, même si ses jugements critiques envers la société « des hétéros » sont parfois un peu trop à l'emporte-pièce voire tiennent du préjugé. Faut-il en tenir rigueur à l'auteur ? À vous de voir ! ( ) La seconde partie du texte suit « Jean-Paul », deux jumeaux inséparables qui ont une relation intime très particulière, inconnue des « sans-pareils »… jusqu'à ce que Jean trouve l'amour et se mette à fuir Paul. Ce dernier, qui finit par accaparer la majeure partie du texte, est obnubilé par son frère et par la geméllité. Il y a beaucoup de choses à dire sur la gemellité, c'est un bon thème central, mais quand pas une page ne se tourne sans faire mention de « sans-pareils » inférieurs aux « frères-pareils », ça finit par peser un peu. Certaines réflexions reposent aussi sur des analogies esthétiques, et ce genre d'analogies, on peut leur faire dire à peu près ce qu'on veut.

(Il y a sans doute un meilleur terme qu'« analogie esthétique », mais je ne le connais pas.)


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Mr Gwyn d'Alessandro Baricco parle d'un romancier qui décide, un jour, d'arrêter d'écrire des romans. Il a ses raisons, mais personne ne le prend au sérieux, à commencer par son agent. Il arrête quand même et décide, après réflexion, de devenir… disons copiste. Un copiste d'un genre particulier, certes. Son agent ne comprend toujours pas. Qu'à cela ne tienne, il s'y attelle !

C'est un livre court, tendre et original, joliment excentrique, qui développe une idée simple mais très bien trouvée. J'ai beaucoup aimé. J'en lirai d'autres du même auteur bientôt.


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Pourquoi dit-on que les articles et essais de David Foster Wallace sont plus faciles à lire que ses œuvres de fiction ? The Broom of the System (son premier roman) est non seulement très bon, mais il est parfaitement accessible, sans les longueurs, phrases alambiquées et notes de dix pages qu'on peut trouver dans ses autres écrits ! Et c'est un roman qui fonctionne bien sur deux niveaux : pour l'histoire joliment satirique, d'un quasi-réalisme parfois comique, et pour les thèmes sous-jacents une fois qu'on y réfléchit un peu.

C'est l'histoire d'une certaine Lenore Beadsman, la vingtaine, arrière-petite-fille d'une autre Lenore Beadsman et fille d'un riche homme d'affaires, standardiste dans une maison d'édition qui ne tourne pas, en relation incertaine avec son patron, le bien-nommé Rick Vigorous, qui… Enfin, je ne vais pas trop en dire. Sachez que le thème principal du livre est le langage. Lenore (la protagoniste) est notamment troublée par les idées de Lenore (son arrière-grand-mère) qui semble croire que tout est langage. Pour l'anecdote, Wallace s'est inspiré d'une ex-copine à lui, qui lui avait dit un jour qu'elle aurait préféré être une héroïne de roman que vivre dans la vie réelle. Et Wallace de se demander quelle serait vraiment la différence.

Je crois que la seule chose que je reprocherais — que j'hésiterais à reprocher, en fait — à The Broom of the System, ce sont les dialogues qui sonnent parfois faux. Mais peut-être que Wallace ne tenait pas tant que ça à ce que leurs personnages parlent comme de vraies personnes.

Mini-bonus : ce roman contient l'exclamation la plus mignonne que j'ai jamais lue. Plusieurs fois.


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Quant à Infinite Jest, son ouvrage le plus célèbre, un pavé postmoderne de plus de mille pages que beaucoup considèrent comme un chef d'œuvre (mais je me demande si certains lecteurs ne cherchent pas volontairement la difficulté parfois)…

Je l'avoue, j'avais peur d'un monolithe interminable et/ou incompréhensible — surtout après l'épreuve de Gravity's Rainbow la dernière fois. Et c'est parce qu'Infinite Jest m'intimidait que j'ai commencé par d'autres textes de Wallace. Heureusement, ce monstre-là est tout à fait lisible ! Clair, intelligent et toujours avec ce style que j'aime beaucoup, bien trop érudit pour être oral mais trop vivant pour n'être qu'écrit, cette pointillosité* dont Wallace est tout à fait conscient et dont il se moque souvent lui-même… Il faut certes un minimum de discipline — et beaucoup de temps — pour arriver au bout, mais ça vaut le coup.

Infinite Jest parle de tennis, de drogues et de désintoxication, de divertissements et de cinéma, de la culture de masse aux États-Unis, et de terroristes indépendantistes québécois en fauteuils roulants. L'action se déroule à Boston, dans une académie de tennis pour jeunes élèves, sur quelques semaines à peine d'un ex-futur proche que Wallace avait imaginé dans les années 90 (aujourd'hui un présent uchronique — non, on n'insère pas de disquettes de films dans nos télé-ordinateurs de nos jours !). Le personnage principal, Hal Incandenza, est un jeune prodige sportif dont le père était cinéaste. Son petit frère est difforme mais on ne peut plus aimable. À quelques mètres de là, mais c'est déjà un autre monde, des drogués aux destins souvent cruels souffrent dans un centre de désintoxication. (Si vous avez encore envie de consommer des drogues après ça, je ne sais pas ce qu'il vous faut.) Plus loin, deux agents secrets, l'un québécois en fauteuil roulant, l'autre états-unien et travesti, mi-amis, mi-ennemis, ne savent pas si l'autre est un agent double ou triple ou quadruple voire quintuple et discutent pendant des heures. Le Canada et le Mexique ont été annexés par les États-Unis, ce qui déplaît évidemment fortement aux Québécois. Et aux États-Unis, une mystérieuse cartouche de cinéma non étiquetée, dont on ignore la provenance, est si prenante que tous ceux qui la regardent ne peuvent plus décoller les yeux de l'écran, en oublient tous leurs besoins naturels et finissent par mourir le sourire aux lèvres dans leurs déjections…

Infinite Jest est à la fois un livre sérieux, une expérience et une sorte de farce. Ce livre est trop long, mais je le ne lui reproche pas vraiment. C'est un écrit « maximaliste » qui ne se refuse aucun détail — ce qui explique pourquoi quelques semaines à peine prennent autant de pages ! Pour autant, Wallace trouve toujours quelque chose d'intéressant à dire, et il n'y a qu'un match de tennis décrit en détail, les règles d'un jeu de stratégie (avec des maths compliqués (qui en plus sont faux, à ce qu'il paraît)), les notes qui décrivent les formules et marques des drogues et cette foutue note de fin de volume 110 où Hal et Orin discutent pendant des pages et des pages des relations entre les États-Unis et le Canada que j'ai lus en diagonale.

Bref, je pourrais encore en parler longtemps, mais je vous recommande… de commencer par un autre livre de D.F.W.**, déjà, pour savoir si vous aimez. Puis d'attaquer Infinite Jest si vous avez aimé et que vous vous en sentez le courage. The Broom of the System est moins prise de tête, il a plus de charme, il est plus équilibré et j'y aime à peu près tout. Infinite Jest offre davantage, mais demande aussi plus d'investissement et a plus de défauts.

** Si, comme moi, vous avez du mal avec les sigles et acronymes qu'affectionne tant notre écrivain embandané, http://infinitejest.wallacewiki.com vous sera utile.

* Ce mot existe, et la première phrase attestée sur Google est ce commentaire internet : « Oh tu me fais chier avec ta pointillosité. »