vendredi 27 mai 2016

♪ 45 : Les Libellules Bleues Dansent dans le Biotope où les Harpes Brillent de Réconfort

Faut quand même que je parle d'Asmus Tietchens à un moment donné.

Il a commencé à faire de la musique dans les années soixante mais, insatisfait de ses premières œuvres, n'a rien voulu publier jusqu'en 1980. Depuis, sorti de son mutisme en se rendant compte que s'il comparait sa musique à des disques punk et indus plutôt qu'à Stockhausen, elle pouvait tenir la route, il a sorti plus d'une centaine de disques, aussi bien des albums de lowercase que d'industriel, de synthpop instrumentale, d'ambient et d'autres musiques difficiles à classer. Pourtant, son style garde une certaine constance : une prédilection pour les sons clairs mais toujours décalés, atonaux ou dissonants, un certain minimalisme qui penche parfois vers l'amusant et/ou le glauque sans y tomber vraiment, une musique pince-sans-rire en quelque sorte.

Sur Glimmen, on entend des enregistrements sous-marins de la rivière Elbe et des vinyles retravaillés pour donner des « bruits divers, nappes et pulsations sonores aux textures fines et rugueuses, disposées par transparence dans de vastes espaces », censées évoquer « la vie secrète des sous-marins ».

Sur Soirée, c'est un son lowercase que l'on entend, dixième itération d'un processus consistant à remixer une de ses anciennes pistes, puis à remixer ce remix, à remixer le remix du remix, etc. C'est épuré, discret, et je n'arrive pas du tout à déterminer d'où pouvaient bien venir les sons à l'origine.

Sur Aroma Club Paradox, sorti sous le nom Hematic Sunsets (un anagramme), c'est une musique du type lounge (certains diraient « ascenseur ») qui est à l'honneur, une sorte de test de Rorschach aussi joyeux qu'ironique, avec des mélodies naïves, colorées et exotiques et des échos sinistres juste assez subtils pour qu'on imagine des auditeurs passer complètement à côté.

Sur ses “Hydrophonies” (notamment sur Seuchengebiete 1 et 2), on dirait presque du Aube.

Raum 318, c'est de l'ambient pour salle de torture. Biotop, ce sont des mélodies acidulées au synthétiseur, un disque quasiment pop, non sans un certain humour. Stupor Mundi est de la musique industrielle. Das Fest ist zu Ende. Aus. est un collage. Teils Teils est en partie du drone (en partie seulement, il est difficile à décrire)…

… Et tous ces disques sont intéressants. Beaucoup sont accompagnés de citations d'Émile Cioran, en allemand, ce qui est passablement frustrant quand on est francophone mais qu'importe. Je ne connais pas encore Cioran mais j'aime Tietchens.




玉姫様 de 戸川純 = Tamahime-Sama de Jun Togawa est un album de pop japonaise bien comme il faut, avec des paroles qui parlent de femme-insecte, de règles ou de masochisme. Assez pour donner à l'artiste une réputation dans le milieu de la culture pop sanguinolente japonaise à ce qu'il paraît, et si ça ne s'entend pas immédiatement quand on ne maîtrise pas la langue de Nintendo, il y a quand même le chant qui passe du strident au solennel qui peut mettre la puce à l'oreille. Entre autres. Il y a en fait plein de passages et de détails un peu étranges, glauques ou introspectifs qui contredisent le son enjoué et la production « pop années 1980 ».

C'est un disque charmant et acide, sans qu'il y ait de contradiction au final. Au début je l'ai trouvé mignon, mais c'était une impression faussée. C'est un très bon album.




Robert Millis est un collectionneur de sons. Il a sorti plusieurs archives (notamment des compilations d'anciens 78 tours numérisés) chez Dust to Digital ou Sublime Frequencies. Il fait partie de groupes très différents, dont un d'improvisation minimaliste, un autre de phonographies, et un, les Climax Golden Twins, qui fait de la musique instrumentale de bric et de broc, assez difficile à cerner, avec des guitares intermittentes et des traces de folk et rock mais où les instruments sont volontiers remplacés par des samples ou autres bruits et qui dévie volontiers vers d'autres genres. Il a aussi sorti des disques solo, pas évidents à décrire non plus, mais pour le moment ce sont ceux-là qui me parlent le plus.

Qu'est-ce qui est joué, trouvé ou modifié dans les sons qu'on entend sur Relief ? L'un des autres disques solo de Robert Millis parle de « 78 tours usés, collage radiophonique et phonographies enregistrées à Tamil Nadu, en Inde », mais ici, aucune information. Ce sont des échantillons de musique en tout cas, du culturel, pas de naturel. Pourtant, sans être déformées, floutées en de vagues drones ni remisées à l'arrière-plan, ces musiques deviennent abstraites, les timbres et harmoniques ressortent clairement mais le contexte a disparu, les teintes se superposent sans se mélanger. Ce n'est pas si courant que ça comme effet.

… Et j'ai du mal à en dire plus. Pendant les premières écoutes, j'avais du mal à dire quoi que ce soit sur cet album, que je trouvais simplement beau et agréable. J'ai aussi écouté 120, qui est dans la même veine, très recommandable lui aussi.

C'est édité chez Helen Scarsdale, et plutôt que de la paraphraser lâchement, je vous renvoie à la critique de The Wire sur la page officielle qui est très bien écrite.




La première recommandation électronique de ce mois-ci, c'est un album de trance progressive des années 90, avec des voix féminines qui chantent une phrase ou deux répétées plein de fois, des nappes planantes tout le long du disque, des synthés qui font bip-bi-bi-boup, tititi-toutoutou-tititi-tititi etc., des beats dansants on ne peut plus classiques, et des pistes de dix à quinze minutes qui évoluent lentement et se fondent les unes dans les autres. Le kif.

Javelin de Blue Amazon est entièrement de son époque, du coup c'est un album d'un hédonisme total, une symbiose dansante-planante du début à la fin. De très bonne facture : toutes les chances que ça plaise à qui aime la trance progressive des années 90 et très peu de chances que ça plaise à qui n'aime pas. C'est même un album élégant, si on ne considère pas le style comme intrinsèquement de mauvais goût !

Je ne crois pas que ce soit de la nostalgie qui fait que j'aime cet album : je n'écoutais pas du tout ce genre de trucs dans les années 90. Javelin est simplement un album que j'aime, et j'en parle parce que plus personne n'en parle aujourd'hui.




La deuxième recommendation électronique de ce mois-ci, c'est… un disque que j'ai trouvé en cherchant “weirdest techno” sur Google et en cliquant sur le premier résultat qui se trouvait sur un forum.

2CB 3 de 2CB donc, un groupe pas évident à trouver avec ce nom-là (il s'agit d'un nom de drogue, ben tiens, j'aurais dû m'en douter). Ça tient de la techno pour club mais aussi beaucoup d'expérimentations bizarroïdes, qui rappellent un peu Aphex Twin… et vont finalement plus loin que lui. Il y a cinq pistes qui n'ont rien à voir les unes avec les autres (je ne vais pas les nommer vu que Discogs et mon rip sont apparemment erronés, a priori il faut intervertir face A et face B). Tout commence par un morceau assez sombre et minimal mais prenant, des ambiances souterraines, le genre de son de bon goût qui se fait encore et qui a même la cote dans les webzines d'aujourd'hui (alors que le disque date de 1998). Suit une piste acid techno cartoonesque et absurde, mi-sympa mi-agaçante, qui se termine sur un sillon fermé sur la dernière mesure histoire de troller un peu les auditeurs (ça ne se finit que quand on en a marre). Puis un titre plus mélodique tout à fait agréable, sur laquelle je ne m'étends pas parce qu'ensuite vient… la chose. Le monstre. La raison pour laquelle j'ai trouvé ce disque. Un truc à la limite du supportable, qu'aucun nerd ni DJ dans son état normal n'accepterait de jouer, une aberration hoquetante et obscène, des bruits clownesques, des mélodies plus dissonantes les unes que les autres, des beats vulgaires incongrus, du bruit, des fragments de gémissements orgasmiques, des sons tellement déformés qu'on dirait des chiens mutants, un break qui sort de nulle part et j'en passe — c'est le summum du grotesque et pourtant ça paraît sérieux, et ça en devient fascinant. Hilarant, effrayant, infâme, à vous de juger. Le disque se termine sur une cinquième piste ultra-minimaliste d'hôpital qui dure à peine une minute, de toute façon après la folie précédente il n'y avait plus rien à dire, temps mort, la musique a fait une overdose.




Prah Suomafni Ruoy de Your Infamous Harp est une collaboration entre Sara qui chante des chansons pop avec sa jolie voix, et Andy qui agrémente tout ça de sons électroniques, pimentés d'un peu de breakbeat. Un album pop indé tout ce qu'il y a de sympathique, parfois mignon, parfois rêveur, parfois mélancolique.

Sauf que.

… Vous voulez peut-être vous arrêter de lire ici ? Je vous préviens, je risque de vous gâcher une partie de l'album avec la suite. Si de la pop indé avec un peu de breakbeat, ça vous tente, vous pouvez écouter ça ici. Et si ça ne vous suffit pas… sachez (je vous casse la surprise, du coup) qu'au bout de sept pistes, Prah Suomafni Ruoy prend ce qui doit être le virage le plus brutal et inattendu que j'ai jamais entendu dans un album. Je n'arrive pas à bien suivre l'histoire mais une catastrophe arrive, tout s'écroule. Sur “The Divide”, l'album bascule dans l'horreur, suivent dix-huit minutes de presque blanc, que ce soit un coma ou un deuil ou autre.

Et ensuite on reconstruit, même si rien n'est tout à fait comme avant. On prend des chemins inattendus, parfois. Et c'est certes un gimmick qui rend l'album spécial (gimmick qui ne change d'ailleurs pas ma note), mais même sans cette particularité, ça reste un bon disque.





Dancing in Tomelilla est un disque de phonographies de jazz vocal. Soit : il y a quatre musiciens et une chanteuse qui jouent du jazz vocal tout à fait classique, mais c'est enregistré par Éric La Casa, phonographiste connu qui ne coupe pas les répétitions, se vocalise volontiers sur le public ou les bruits de pas des gens, s'éloigne, ou sort carrément dans la rue pour enregistrer les voitures qui passent au-dehors (on imagine que le groupe joue encore pendant ce temps, sinon ça ne serait pas du jeu).

Donc évidemment, c'est un album conceptuel, un peu facile avouons-le mais il fallait que quelqu'un le fasse, et on pourrait tout aussi facilement trouver assez de choses à dire à son sujet pour remplir une dissertation de plusieurs dizaines de pages, avec pour sujets entre autres :
· les différences entre audition et écoute, entre « bruits » et musique (avec la fameuse citation des Shadoks en exergue) ;
· les différences entre concert et musique enregistrée, comment les enregistrements ont changé notre manière d'écouter la musique ;
· la légitimité de sortir un tel album alors qu'on peut très bien soi-même assister à un concert de jazz et sortir écouter les voitures en fumant une clope, ou lancer l'écoute d'un album et se servir un verre de jus de banane en discutant avec quelqu'un au téléphone ;
· l'importance des classiques et des conventions dans un genre pourtant connu pour l'improvisation ;
etc.

On pourrait même écrire tout ça sans prendre la peine d'écouter l'album.

Sinon on peut aussi écouter ce disque et sourire, parce que sans être du génie absolu, c'est un disque tout à fait réussi (le jazz vocal se prête parfaitement au concept, la manière d'enregistrer de La Casa en montrant la situation sous tous ses angles est intéressante à plusieurs égards)… et vraiment amusant. Je crois que c'est de ce point de vue-là que Dancing in Tomelilla est le plus original, en fait : le fait qu'au-delà des phonographies et du jazz, il manifeste une forme d'humour particulière à la musique.

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