vendredi 21 mars 2003

Radiohead

[L’autre jour, G. m’a demandé si je pouvais lui faire un topo sur Radiohead. Du coup je m’y suis mis et j’ai tapé ça, en me rappelant le début de mes années fac, quand j’étais fan du groupe. Évidemment, ça ne sert plus à grand’chose de présenter Radiohead aujourd’hui, quand il existe des dizaines d’excellents sites sur Radiohead, des milliers de critiques de tous les albums de Radiohead, des milliers d’articles sur Radiohead, des dizaines de milliers de gens qui donnent des notes aux albums de Radiohead, peut-être des centaines de milliers de shouts sur la page last.fm de Radiohead, des millions de tweets au sujet de Radiohead, le web est saturé de Radiohead, tout mélomane qui se respecte aujourd’hui connaît Radiohead, a déjà écouté Radiohead, téléchargé Radiohead, acheté Radiohead, parle de Radiohead, Radiohead Radiohead, Radiohead Radiohead Radiohead Radiohead Radioheads Raiohaead Radoizhad RAiohAD AERoDAIDnr AER .ERrerr.]

Pas si facile pour moi de vous parler de Radiohead. Pas si facile pour plusieurs raisons :

1) parce que je n’ai jamais su décrire correctement les musiques pop/rock “classiques”,
2) parce que j’aurai écouté une partie de leurs albums trop tôt, encore au tout début de mon éducation/évolution musicale — et une autre partie trop tard, quand j’avais déjà plus ou moins tourné la page,
3) parce que (conséquence logique du point précédent) il y a des albums de ce groupe que j’aurai écoutés peut-être trente ou quarante fois (ce qui est énorme pour moi) et d’autres… une à peine. Je connais ce groupe à la fois trop bien et pas assez.


Ce que je peux vous dire, c’est :

a) que Radiohead est un groupe britannique plutôt pop/rock à la base (britpop/rock alternatif ?), mais qui s’ouvrit par la suite à des sons électroniques et expérimentaux, avec des influences comme Autechre ou Bitches Brew de Miles Davis — tout en restant très pop et accessible à tous. Pour beaucoup de gens, Radiohead fut la grande porte d’entrée vers les musiques électroniques et expérimentales proprement dites.

b) Si vous voulez des noms, le chanteur-compositeur-leader du groupe est Thom Yorke, l’homme à l’œil toujours à moitié fermé et à la voix gémissante qui avale la moitié des mots — quand Thom Yorke chante “In an interstellar burst I’m back to save the universe”, ça ressemble à “In-a-testea-buuuuuu-uu-uuuus I-awaa-o-saay-the-uuuuuuuuuuuuuuuuuuuu-eeeeee-eeeeeeeee.” (J’exagère, certes.) Sinon il y a Jonny Greenwood aussi dans le groupe et j’ai oublié le nom des autres.

c) Il s’agit sans doute du groupe populaire le plus important — ou du moins le plus chouchouté — des années 90 et 00, et je ne dis pas ça en tant que fan aveugle : c’est tout simplement ce que rapportent les critiques et les auditeurs de manière générale, que ceux-ci soient mélomanes débutants ou avertis. Le webzine Pitchfork, sacro-saint chez les hipsters (et qui a trop d’influence si vous voulez mon avis), a nommé OK Computer meilleur album des années 90 et Kid A meilleur album des années 00 — mais surtout, le site communautaire rateyourmusic.com, où les utilisateurs notent les albums eux-mêmes, donne le même résultat. Beaucoup d’autres magazines (allez voir sur Wikipedia si ça vous intéresse) disent pareil, il n’y a guère que cet éternel grincheux de Piero Scaruffi pour être un tant soit peu critique à leur égard… et ça vaut le coup de l’écouter pour le coup, parce que même s’il est sévère, je trouve qu’il a raison sur de nombreux points :

“Radiohead, the most hyped and probably the most over-rated band of the decade, upped the ante for studio trickery. They had begun as third-rate disciples of the Smiths, and albums such as Pablo Honey (1993) and The Bends (1995) that were cauldrons of Brit-pop cliches. Then OK Computer (1997) happened and the word “chic” took on a new meaning. The album was a masterpiece of faux avantgarde (of pretending to be avantgarde while playing mellow pop music). It was, more properly, a new link in the chain of production artifices that changed the way pop music “sounds”: the Beatles’ Sgt Pepper, Pink Floyd’s Dark Side Of The Moon, Fleetwood Mac’s Tusk, Michael Jackson’s Thriller. Despite the massive doses of magniloquent epos à la U2 and of facile pathos à la David Bowie, the album’s mannerism led to the same excesses that detracted from late Pink Floyd’s albums (lush textures, languid melodies, drowsy chanting). Since thee production aspects of music were beginning to prevail over the music itself, it was just about natural to make them “the” music. The sound of Kid A (2000) had decomposed and absorbed countless new perfumes, like a carcass in the woods. All sounds were processed and mixed, including the vocals. Radiohead moved as close to electronica as possible without actually endorsing it. Radiohead became masters of the artificial, masters of minimizing the emotional content of very complex structures. Amnesiac (2001) replaced "music" with a barrage of semi-mechanical loops, warped instruments and digital noises, while bending Thom Yorke’s baritone to a subhuman register and stranding it in the midst of hostile arrangements, sounding more and more like an alienated psychopath. Their limit was that they were more form than content, more "hype" than message, more nothing than everything.

— Cet éternel grincheux de Piero Scaruffi


d) Radiohead, en plus de la musique, c’est aussi un univers multi-média, avec les sites, textes et dessins/peintures/collages signé(e)s Stanley Donwood et Tchock (= pseudonyme de Thom Yorke). Un univers d’anxiété et de paranoïa, avec des ours stylisés qui ouvrent de grands yeux et montrent les crocs, de faux questionnaires, des phrases genre « Oxygen should be regarded as a drug » ; une manifestation d’un certain mal-être contemporain dans ce monde administratif et informatisé de A à Y, mais un côté planant aussi.


we are the dollars¢s£the pounds$the pence&were gonna crush you
little skulls. witless helpless eurokids you will learn eventually. all one big happy village complete with slaves. look after the pennies and fuk evrybody else. be constrictive in your analysis. we want none of your cnspircy shit here. quiet down. why dont you quiet down?


Bon, assez d’intro (même si on pourrait continuer encore longtemps) ; il est temps de parler des albums du groupe.


Pablo Honey (1993), c’est l’album mal-aimé de Radiohead, généralement considéré comme un disque de britpop médiocre. Il y a “Creep” dessus, mais le groupe en a marre de “Creep”, premier single à succès qu’ils se traîneront comme un boulet pendant toute leur carrière. Pour tout vous avouer, je n’aurai écouté Pablo Honey qu’une fois ou deux et je n’en ai pas retenu grand-chose ; avant de poster ce sujet, j’ai quand même tenté de réécouter “Anyone Can Play Guitar”, mais rien n’y fait : je reconnais à peine le groupe et Pablo Honey ne m’intéresse tout simplement pas. À moins de tenir absolument à avoir l’intégrale du groupe, je crois que vous pouvez très bien (même, vous feriez mieux de) vous passer de cet album : il y a bien mieux à écouter ailleurs.










The Bends (1995) aura été le premier album vraiment typé rock de ma collection. Le jour où un fan m’a dit que The Bends n’était pas vraiment du rock, je lui ai répondu un truc du genre « Sérieux, c’est pas du rock, The Bends ?! C’est quoi alors ? » et il m’a répondu « Ben, euh… c’est du Radiohead quoi. » Cette réponse ne me convainc toujours pas aujourd'hui, et je continue d’affirmer que The Bends est l’album rock de Radiohead. C’est un disque un peu inégal, avec les excellentes “Just”, “Planet Telex” et “My Iron Lung”, la belle et déprimante “Street Spirit (Fade Out)”, mais aussi les médiocres “Black Star” et “Sulk” ; il est plutôt bon dans l’ensemble, mais loin d’être aussi original que les albums suivants.








Nous y voilà : OK Computer (1997) est un album considéré par beaucoup comme un chef-d’œuvre intemporel au même titre que The Dark Side of the Moon, Revolver ou Kind of Blue. Incontournable si on veut prétendre avoir un minimum de culture musicale populaire. C’est un disque qui se démarque du rock et de la pop classiques et utilise des sons moins “joués” et plus “programmés” qu’auparavant ; c’est aussi l’album de Radiohead qui représente le mieux ce climat angoissant de vie contemporaine de plus en plus urbaine et trépidante, tout en étant plutôt atmosphérique et même optimiste par moments. C’est un disque impressionnant au niveau des sons, avec des nappes, des boîtes à rythme, qui brasse beaucoup de styles différents et pourtant sonne unique. Depuis 1997, aucun autre album n’aura eu un tel impact. - - - Et pourtant, la première fois que j’ai écouté OK Computer, il ne m’a pas plu. Ce que je voulais à l’époque, du haut de mes 16 ans, c’était du rock, des sensations fortes, et OK Computer ne proposait pas ça du tout, à part sur “Electioneering” et sur un passage de “Paranoid Android”. Je trouvais Thom Yorke geignard au possible, l’album une invitation à se recroqueviller sur soi-même, je détestais même “Lucky” et ce “no alarms and no surprises please” en guimauve m’agaçait, moi j’en voulais des alarmes et des surprises, de l’excitation, bordel ! OK Computer aurait plutôt dû être l’album de mes 25 ans ou de ma trentaine à venir… aujourd’hui je comprends nettement mieux ce que le groupe exprimait. Et maintenant que mes oreilles sont plus ouvertes, je suis d’accord pour considérer OK Computer comme un très grand disque, même si je ne dirais pas qu’il est parfait (je ne me pâmerai jamais en écoutant “Let Down”, “Exit Music (for a Film)” ne m’a jamais donné de frissons, “Electioneering” que j’aimais beaucoup à l’époque me paraît aujourd’hui assez plate). On peut aussi le voir comme un album de transition, hybride, qui (comme beaucoup d’autres albums de transition) se révélera meilleur que tout ce qui est venu avant et tout ce qui viendra après.








(2000) Kid A (qui, comme OK Computer, me déçut au début mais que j’appris à aimer beaucoup par la suite) est souvent vu comme un virage inattendu de la part du groupe… Certains auraient pu le voir venir en notant l’utilisation de pistes plus électroniques et atmosphériques sur OK Computer, mais il y avait tant de choses sur OK Computer que le groupe aurait pu prendre cette direction-là aussi bien qu’une dizaine d’autres possibles. · · · Bref — Kid A est un disque où tout semble s’étirer, nappes électroniques en veux-tu en voilà, des couleurs qui s’étalent comme de l’encre ou de la peinture épaisses dans de l’eau pour former un paysage abstrait, et les moments où ça bouge font plus penser à de la musique électronique ou à du jazz qu’à du rock. Il y a même une piste d’ambient pure là-dedans, intitulée “Treefingers” (ce qui fut trop à avaler pour certains philistins réfractaires à tout ce qui n’a pas une structure de chanson classique… pour ma part je trouve que “Treefingers” est tout à fait réussie dans son genre et a parfaitement sa place sur l’album). — Non seulement le rock s’efface chez Radiohead, mais (¡ attention : théorie fumeuse et prétentieuse droit devant !) Kid A plantera, volontairement ou non, l’un des premiers clous dans le cercueil du rock tout entier. Je ne dis pas que cet album aura tué le genre à lui tout seul, non, mais il aura été symptomatique. On voit ce qui aura suivi : des groupes “indés” plus mous les uns que les autres qui, à défaut d’énergie, joueront de synthés léchés et d’arrangements pseudo-symphoniques pour faire genre, des disques chiants sans énergie promus aux rangs de chefs d’œuvre, plus trace de l’énergie de Raw Power, de Mellon Collie ou de Goo à part dans quelques niches (et quelques endroits, notamment au Japon)… Radiohead s’en sort bien et a négocié son virage de façon adroite, le rock dans son ensemble nettement moins. - - - Bon, pour en revenir à Kid A : je trouve que c’est un excellent album, original, avec d’excellentes pistes comme “Everything in Its Right Place”, “The National Anthem”, “Optimistic” et “Idioteque”. Ce qui m’a toujours gêné, c’est la piste-titre, avec sa dissonance gratuite et son effet pas terrible sur la voix, une piste qui ne va nulle part et que je n'ai jamais aimée — ce qui casse un peu tout l’album vu qu’elle arrive en deuxième position. C’est l’une des raisons pour lesquelles je lui préférerais presque (à tort)…








Amnesiac (2001), qui est un peu Kid A volume 2 (les deux disques furent enregistrés en même temps). Amnesiac aura déçu ceux qui s’attendaient à une troisième révolution stylistique après les deux précédentes, et certains trouvent que ce disque a des allures de collection de faces B. Pas moi. J’adore “Packt Like Sardines in a Crushd Tin Box” avec son groove électronique et son rythme métallique, “Pulk/Pull Revolving Doors” avec ses boucles étranges, “Like Spinning Plates” qu’on pourrait presque décrire comme de la glitch pop, et les influences jazz du groupe qui se font entendre sur les cuivres de “Life in a Glasshouse”…








Sur Hail to the Thief (2003), on trouve un peu de tout. Des pistes plutôt rock (“Go to Sleep”), d’autres plutôt électroniques et répétitives (“Backdrifts”)… des chansons lentes et lancinantes que j’aime moins (“I Will”, “We Suck Young Blood”, “Sail to the Moon”), la très bonne et très rythmée “Sit Down. Stand Up”… C’est un album qui ne révolutionne rien au niveau son, qui ne fait que reprendre ce que le groupe avait fait jusque-là en fait, mais dont l’écriture est maîtrisée et les chansons mémorables. Plutôt sombre et anxiogène sans être oppressant, avec un aspect plus politique que les autres albums du groupe (suffit de voir la pochette).








Beaucoup de fans un peu déçus par Hail to the Thief retrouvèrent la foi en leur groupe préféré avec In Rainbows (2007), un très beau disque aux sons travaillés, les plus chauds et le plus paisibles de la discographie du groupe, contrastant avec des rythmes souvent nettement plus énergiques (comme la boîte à rythmes au début de “15 Step”, évoquant le breakbeat ou l’IDM). Plusieurs titres étaient déjà connus des fans mais sous une autre forme, comme “Nude”, joué en live depuis 1997 ; pourtant l’album ne sent pas le réchauffé et a son style propre, tout sonne cohérent et maîtrisé. Certaines compositions comme “House of Cards” sont certes un peu faciles, mais de manière générale, les seuls qui n’aimèrent pas In Rainbows dans mon entourage furent ceux qui n’aimaient déjà pas (ou plus) Radiohead du tout.








(2011) Radiohead est un groupe assez grand pour avoir donné le vertige à de nombreux fans, qui n’ont plus aucun recul et voient comme un chef-d’œuvre tout ce qu’ont pu sortir Thom Yorke et ses compères — ou bien s’attendent à ce que tout ce que Radiohead sorte soit un chef d’œuvre et crient au scandale dès que ça n’est pas le cas. D’où les réactions excessives dans un sens comme dans l’autre qu’aura attiré The King of Limbs, album étonnamment court, introverti, discret, plaisant mais presque transparent et relativement oubliable. Influences ambient, glitch et pop toujours ; le groupe ne cherche manifestement pas à révolutionner quoi que ce soit avec ce disque, qui en décevra beaucoup par son manque d’ambition et de moments mémorables… J’ai souvent parlé de “déception” après Kid A, mais on pouvait relativiser à chaque fois, se dire que c’était surtout par rapport à OK Computer et Kid A qu’Amnesiac et Hail to the Thief pouvaient décevoir ; pour The King of Limbs par contre, certains fans ont limite hurlé au scandale — certains ont même cru que l’album n’était pas complet, pas fini et que le groupe allait sortir une “deuxième partie” en surprise plus tard. · · Je précise que opinion personnelle n’est pas définitive, j’ai plus ou moins arrêté d’écouter le groupe et je n’ai que très peu écouté The King of Limbs… · · · · · · À noter que si l’album même a été reçu sans enthousiasme, sa version live en vidéo intitulée The King of Limbs: Live From the Basement a, elle, réjoui la plupart des gens.










Voilà, c’est tout pour le moment. À noter que les albums majeurs de Radiohead jusqu’à In Rainbows sont sortis en version deluxe (2CD+DVD) il y a peu, et que les faces B de Radiohead sont souvent de très bonne facture donc ça peut valoir le coup de prendre ces éditions-là. Il y a aussi eu des éditions à packaging spécial pour plusieurs albums (éditions-livres pour Kid A et Amnesiac notamment… j’ai celle de Kid A et j’ai toujours regretté de ne pas avoir acheté celle d’Amnesiac qui est vraiment classe), et In Rainbows fut édité en coffret double vinyle + double CD (album + disque bonus) à sa sortie.

Parmi les autres disques du groupe, il y a aussi I Might Be Wrong: Live Recordings, mini-album live de bonne facture, et puis un ou deux EPs qui sont inclus dans les versions deluxe des albums (genre Airbag/How Am I Driving?, inclus dans la version deluxe d’OK Computer).



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Le saviez-vous ? Radiohead tire son nom d’une piste des Talking Heads ! (… sortie du moins bon album des Talking Heads, malheureusement, donc écoutez plutôt Remain in Light, Speaking in Tongues ou l’un de leurs lives si vous vous intéressez au groupe. Et là je m’arrête sinon je vais commencer à vous faire tout un topo sur les Talking Heads, groupe que j’adore, que je préfère à Radiohead d’ailleurs, mais là n’est plus le sujet.)