mardi 5 juin 2012

Dernièrement, j'ai lu :


Till Damaskus (Le Chemin de Damas), d'August Strindberg. Strindberg n'est pas mon auteur préféré, mais Le Chemin de Damas est un texte intéressant ; c'est une longue pièce de théâtre en plusieurs parties, à la limite du roman, qui raconte l'histoire d'un écrivain paranoïaque et dépressif dont s'éprend une femme. Les deux finissent par partir en une sorte de pélerinage… Le début est un peu pénible vu que l'écrivain (appelé “l'inconnu” dans les didascalies) voit le désespoir et la damnation absolument partout, mais le texte devient prenant par la suite avec ses réflexions sur la nature humaine, la petitesse de la société, les relations entre hommes et femmes, la religion… On a l'impression que ce ne sont pas seulement les personnages mais aussi et surtout Strindberg lui-même qui est dérangé, tiraillé entre diverses idées, et qui présente ses réflexions accompagnées de ses hésitations tout le long. Ce qui n'en rend le texte que plus attachant quelque part, même si l'auteur n'y apparaît pas forcément comme sympathique et que je ne suis pas d'accord avec tout ce qu'il dit. (Il était misogyne, entre autres.)

Il y a une version anglaise lisible gratuitement sur Project Gutenberg, si vous voulez un aperçu.





Fortællinger om natten (Les Contes de la Nuit) de Peter Høeg. Une collection de nouvelles liées entre elles. Toutes les histoires se passent le même jour (le 19 mars 1929) et parlent toutes, d'une façon ou d'une autre, de personnages ambitieux et passionnés en quête de vérité. Un mathématicien qui a perdu foi en les mathématiques et se retrouve au Congo pour l'inauguration d'une ligne de chemins de fer, par exemple, ou une scientifique qui a toujours refusé les avances des hommes et qui essaie de réaliser une expérience sur “la durée de l'amour”… Tout est à la limite du réalisme et de l'impossible, souvent surprenant, bien raconté, j'ai beaucoup aimé.

(Par contre j'ai voulu enchaîner avec La Petite Fille Silencieuse du même auteur, mais j'ai fini par abandonner à la moitié vu à quel point c'était confus.)





Nog, de Rudolph Wurlitzer. Un roman psychédélique (écrit en 1968) à focalisation interne, avec un narrateur très bizarre. Ce narrateur s'appelle peut-être Nog. Ou peut-être pas. Il parle d'une pieuvre et de trois “souvenirs” (qui sont peut-être fabriqués de toutes pièces) auxquels il se raccroche, souvenirs dont il se sert pour mystifier les autres personnages quand ceux-ci lui adressent la parole. On ne sait pas s'il a une maladie mentale, est sous le choc après un traumatisme, amnésique ou drogué vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Peut-être un peu de tout ça. Et là commence une sorte de périple à travers les États-Unis, où le narrateur se retrouve entraîné dans des lieux mal famés, entouré de personnages finalement aussi improbables que lui (à se demander si tout le monde n'est pas fou ou drogué en permanence dans cet univers). Autant vous le dire tout de suite : ne vous attendez pas à une explication quelconque ! Mais c'est un bon bouquin, intéressant, trippant même. Je lui reproche juste d'avoir trop de scènes de sexe un peu gratuites.





Azorno d'Inger Christensen : Autre roman expérimental court, original et auquel on ne peut pas être sûr de comprendre quoi que ce soit, Azorno raconte l'histoire de cinq femmes et de deux hommes (un écrivain et son personnage ? un écrivain et son pseudonyme ?) ; l'histoire semble être celle d'une relation amoureuse entre les femmes et l'écrivain en question, mais les faits changent à chaque changement de section et de narrateur. En fait, chaque femme est narratrice à tour de rôle, et si l'on devine une partie des faits qui ont eu lieu, savoir qui a fait quoi est presque impossible… Je pense qu'il y a deux manières de lire ce livre : soit en échafaudant des théories, en faisant du va-et-vient entre les sections pour vérifier et en dessinant des schémas compliqués par dizaines en essayant de s'y retrouver (est-ce seulement possible ?), soit en se laissant perdre dans ce labyrinthe qui donne le tournis.

Petit coup de gueule par contre en ce qui concerne l'édition française : j'ai l'impression que les traducteurs ont fait n'importe quoi au niveau des participes passés qui indiquent le genre des personnages (il n'y a pas de telles marques de genre en danois), et font dire « Je me suis levé » à une femme, « Je suis sortie » à un homme etc — sans aucune logique ni cohérence, même d'une phrase à l'autre au sein d'un même paragraphe. Alors qu'on peut quand même identifier qui parle la plupart du temps ; le texte n'est pas confus à ce point… J'ai fini par corriger le bouquin moi-même avec un crayon (ce que je ne fais jamais d'habitude). Si vous maîtrisez plusieurs langues, préférez peut-être une autre traduction que la française !




Le Déchronologue de Stéphane Beauverger est une histoire de science-fiction qui se passe au XVIIe siècle, ou plus exactement dans un XVIIe siècle uchronique où des déchirures temporelles font leur apparition. Ces failles apportent des “merveilles” (objets venus du futur) mais aussi des catastrophes (quand une faille s'ouvre brusquement au milieu d'une ville par exemple : tout ce qui était à la place de la faille se retrouve détruit, ce qui était à moitié dans la faille déchiré en deux). Le roman suit l'histoire du capitaine Henri Villon, qui cherche à faire commerce de ces “merveilles” au début — et finit par se retrouver embarqué dans une aventure désespérée à bord d'un navire qui utilise des “canons à minutes et à secondes” (des petites failles temporelles donc — ce qui résulte en des tueries assez gore, le temps étant une arme contre laquelle on ne peut rien). L'histoire est racontée de manière non linéaire. J'ai passé un très bon moment en le lisant, j'aimerais bien trouver d'autres romans dans le même genre !





Daytripper de Fábio Moon & Gabriel Bá : J'ai un peu de mal à expliquer pourquoi j'ai adoré cette BD. Le sujet (les âges de la vie, la mortalité) est somme toute classique, les personnages aussi… Mais les dessins sont beaux, les couleurs superbes — et surtout, la narration fait son effet. Au début, elle est surprenante et peut paraître morbide. Mais c'est justement cette impression de morbidité qui évolue, puis qui finit par disparaître et qui fait la force de l'ouvrage. (Je n'en dis pas plus — j'ai commencé à lire sans connaître le concept de base et je crois que ça m'a permis d'apprécier l'ouvrage d'autant plus.)

Ne lisez pas tout d'une traite. Chaque soir où j'avais envie de lire Daytripper, je lisais un chapitre, et je crois que c'est comme ça qu'il faut procéder. Je vous recommande très chaudement Daytripper en tout cas.





Habibi de Craig Thompson : Ça aussi, c'est superbe. Une histoire qui se passe dans un pays arabe imaginaire, avec une femme (Dodola) vendue par ses parents qui recueille un très jeune esclave (Zam), s'échappe pour aller vivre avec lui et lui servir de mère dans un bateau échoué dans le désert… L'histoire est racontée en neuf chapitres avec une chronologie fragmentée, et surtout beaucoup de symbolisme recherché (ça n'est jamais difficile à lire, mais les « jeux de motifs » (je ne sais pas trop comment dire ça) sont parfois impressionnants). C'est une histoire d'amour, une histoire sur les histoires, et aussi une présentation des textes sacrés musulmans pas du tout prosélytiste mais qui en fait voir la beauté. Ça n'est pas un conte à l'eau de rose, d'ailleurs : certains passages sont assez durs, et on dirait parfois que Thompson se joue de nos attentes en préservant un moment l'illusion d'un monde oriental idéalisé et hors du temps pour nous replonger dans la réalité moderne l'instant d'après.