vendredi 10 avril 2015

Lectures (8) : les lumières noires invisibles corrigent les crimes solitaires

Martial Canterel, un riche inventeur, montre à ses amis des expériences qu'il mène sur sa propriété. C'est tout ce qui se passe dans Locus Solus de Raymond Roussel, publié en 1914 : une visite de musée-laboratoire-spectacle imaginaire, sans même une trame narrative qui relierait les expériences entre elles. Ça n'empêche pas le roman d'être bon !

Locus Solus est un ouvrage de science fiction qui peut paraître atypique, dans le sens où le monde présenté n'est pas futuriste : on est bien à Montmorency, dans une France de début de XXe siècle. Mais la science a fait des progrès fulgurants. On peut atteindre un degré de précision incroyable dans les manipulations, prédire jusqu'aux moindres courants d'air plusieurs jours à l'avance, créer des matériaux qui n'ont rien à envier aux nanotechnologies d'aujourd'hui, tout s'enchaîne et tout s'embrique à la perfection… On peut se demander : à quel point les expériences décrites seraient-elles réalisables en théorie* ? Et, si l'on prend en compte le fait que le livre fut écrit en 1914 : à quel point Raymond Roussel croyait-il ces expériences possibles ? À quel point avait-on foi en la science et en le progrès à l'époque, par rapport à aujourd'hui ?

Les expériences que mène Canterel sont incroyables, mais ce qui en rend leur description intéressante, c'est aussi leur aspect poétique, parfois touchant, parfois dérangeant. À chaque fois, Roussel commence par décrire méthodiquement ce que voient les visiteurs, et qui tient souvent du prodige autant que d'une sorte de manège incongru. Les explications ne viennent qu'ensuite, et chacune est une histoire à part entière. (Souvent, une personne affligée vient voir Canterel pour qu'il l'aide, celui-ci imagine un dispositif complexe pour la soulager, et s'inspire des résultats pour construire des démonstrations spectaculaires.) Mais la structure du récit pêche par moments : il arrive que les descriptions soient beaucoup trop longues et finissent par lasser. Dans le deuxième chapitre, la description de la hie attachée à un aérostat qui construit une mosaïque de dents est tellement longue et minutieuse qu'elle en devient presque comique — mais c'est surtout le passage où, dans un grand espace vitré, plusieurs personnages semblent réaliser des actions sans rapport les unes avec les autres qui est interminable et m'a donné envie, un moment (alors que j'avais vraiment aimé le livre jusque là), d'abandonner. Une trentaine de pages, un ensemble de situations sans queue ni tête presque impossible à retenir, c'est beaucoup trop. Au bout d'un moment, j'ai lu tout en diagonale, pour revenir en suite me référer aux descriptions en même temps que les révélations venaient — je pense que c'était la meilleure façon de le lire. Dommage, à cela près, Locus Solus aurait été excellent.

Le roman même est expérimental : l'écrivain a utilisé des procédés particuliers, basés sur des dictionnaires et des jeux de mots, pour concevoir ses textes — et ça se remarque dans le côté apparemment aléatoire des histoires. Une jolie petite mise en abyme.
En passant, j'ai appris pas mal de mots grâce à ce livre. Au bout d'un moment, j'ai fini par les noter sur une page de carnet. Vésanie, comminatoire, apophtegme, siccité, palisse, marinette, valétudinaire, almée, cédule, engouler…

* Ça ferait de bonnes questions pour Randall Munroe, tiens.




The Corrections de Jonathan Franzen est le portrait d'une famille contemporaine américaine. Enid Lambert, la mère, est une femme du Midwest, bien-pensante et un peu coincée, qui essaie de préserver au maximum les apparences et de montrer son couple et ses enfants sous leur meilleur jour, même quand tout va de travers (quitte à mentir un peu, à cacher, à déformer…). Alfred, le mari d'Enid, est une tête de mule de plus en plus atteint par une maladie de Parkinson et une démence sénile. Chip est un loser qui se veut dramaturge doublé d'un obsédé sexuel, Gary supporte à peine sa vie de banquier et père de famille modèle et noie son aigreur dans l'alcool, Denise est une bosseuse qui se réfugie dans la course à la performance et ne voit pas ce qui pourrait foirer chez elle. Parmi tous les défauts présentés (et il y en a !), il y en a forcément un ou plusieurs qu'on reconnaîtra chez soi ou quelqu'un qu'on connaît… et une bonne partie de ces défauts viennent du fait que les personnages voulaient justement éviter de tomber dans d'autres travers.

L'événement qui amorce l'histoire est simple, et a des allures de prétexte : Enid demande que toute la famille se réunisse pour un dernier noël. Vu le sujet et les personnages, The Corrections pourrait être terriblement cynique, une satire pessimiste au vitriol de toutes nos tares contemporaines, mais les personnages gardent, pour la plupart, des côtés sympathiques. Le roman est prenant, c'est un best seller qui a gagné de nombreux prix ; il est assez juste, drôle, a de bons rebondissements, j'ai beaucoup aimé le lire.

Rétrospectivement pourtant, j'aurais du mal à expliquer pourquoi, j'ai l'impression qu'il y a quelque chose d'un peu froid dans ce texte. D'un peu calculé. Peut-être parce que Franzen garde tous ses personnages à une certaine distance : on peut toujours s'y identifier un peu, jamais totalement ? (Mais pourquoi ai-je eu cette impression uniquement après avoir fini le livre ?) Quant aux passages qui lorgnent vers la science-fiction, avec des traitements expérimentaux, c'est une ficelle un peu grossière dont on aurait pu se passer (mais ça reste mineur dans le récit, c'est un défaut excusable). J'ai donc gardé un bon souvenir de The Corrections

… Et puis, quelques jours après l'avoir terminé, j'ai regardé Magnolia. J'ai eu l'impression que Magnolia faisait quelque chose d'en partie similaire, mais en plus réussi. Plus touchant. Ce n'est pas le même médium, ni vraiment la même histoire, mais quand même.




J'ai enfin lu un roman de Dostoïevski (il était temps). Crime et Châtiment, donc. Je pense que tout le monde connaît les grandes lignes de l'histoire, mais au cas où : c'est l'histoire de Raskolnikov, intellectuel fauché et tourmenté, qui tue à coups de hache une vieille prêteuse sur gages. Ainsi que la sœur de la prêteuse, timide et innocente, quand elle le surprend… Le double crime que commet Raskolnikov le rend malade, presque fou ; une grande partie du roman se passe dans sa tête, alors qu'il resasse son action, ses mobiles, ne sait s'il doit se rendre à la justice ou non, s'il était justifié dans ses actions, les vraies raisons pourquoi il a commis son acte. C'est un roman psychologique avant tout, qui aborde aussi des thèmes philosophiques et politiques.

L'histoire parle également de mariages et de société, de pauvreté, de drame, de maladie, de honte… le Saint-Pétersbourg décrit dans le livre est assez déprimant, les personnages en proie à leur condition, souvent victimes et bourreaux en même temps. Malgré cette noirceur, Dostoïevksi ne tombe pas dans le piège du « tout est pourri, à quoi bon continuer ? » : aussi désespérée qu'ait l'air la situation, il y a toujours du bon quelque part. Si Raskolnikov avait été un personnage superficiel, parfaitement rationnel (comme on se croit trop souvent l'être), le roman n'aurait pas eu lieu d'être ; et c'est là tout l'intérêt de lire Crime et Châtiment, avec ses 500 pages écrites petit (700-800 dans d'autres éditions), sa minutie jamais vaine, ses dialogues qui ne sacrifient pas à la concision habituelle mais où l'on sent les hésitations, les blancs, les humeurs des personnages (je n'ai jamais lu de dialogues écrits comme ça, je crois). C'est un grand roman, tout le monde l'a déjà dit, ce n'est pas moi qui contredirai.

Note : avant de le lire, vérifiez que votre édition comporte une liste des personnages ! Parce qu'entre les prénoms, noms patronymiques, noms de famille et multiples diminutifs, c'est pas toujours facile de s'y retrouver.




Un homme part s'isoler dans un hameau abandonné, à flanc de montagne. On ne sait pas trop pourquoi, il dit simplement vouloir y « disparaître ». Il voit, tous les soirs, une petite lumière s'allumer sur un versant opposé en face de sa maison. De quoi s'agit-il ? Ne lisez pas la quatrième de couverture si vous ne voulez pas vous gâcher la surprise !

La Petite Lumière d'Antonio Moresco est un roman court et poétique, assez froid, avec des chapitres succints. Parfois, il s'agit uniquement d'une description de la vie dans le hameau et aux alentours, surtout la nature, qui n'est pas forcément perçue comme belle mais aussi comme pleine de conflits, de non-sens. L'histoire qui apparaît rend le texte plus vivant et le fait tomber dans le mystérieux… C'est un texte austère mais qui a une beauté particulière. J'ai bien aimé.




Pour ses quatre-vingts ans, Penguin a sorti une collection de 80 textes courts à 80 pence chacun. (Soit un euro et dix centimes à la librairie où je vais d'habitude.) C'est tentant. J'en ai acheté cinq, j'aurais sans doute pu en prendre davantage…

The Yellow Wall-Paper de Charlotte Perkins Gilman contient trois nouvelles, typiques de la littérature gothique de la fin du XIXe siècle, dont il est difficile de parler sans trop en révéler (mais je vais quand même essayer). La première est la plus connue, et je l'ai trouvée terrifiante… avant d'en lire un peu plus à son sujet quelques jours plus tard et de me rendre compte que j'avais (sans doute) interprété la fin trop littéralement. Une fin qu'on voit venir trente pages à l'avance mais qui fait quand même son effet glaçant. Parmi les deux autres, il y en a une que j'ai trouvée un peu poussive et peu originale, et une que j'ai beaucoup aimée.




Les Villes Invisibles d'Italo Calvino est un dialogue imaginaire entre Kublai Khan et Marco Polo, où l'explorateur décrit à l'empereur une multitude de villes qu'il a visitées. Chaque description est celle d'une ville fantastique, imaginaire, qui a une particularité étonnante. Elles sont très courtes (deux ou trois pages en général), mais sont de petites nouvelles à elles seules, avec des idées géniales, inventives, morales ou simplement poétiques… Ça me rappelle un peu Borges, mais en plus concis et j'ai envie de dire meilleur (Borges fait partie de mes auteurs préférés, mais il y a toujours des textes qui m'inspirent beaucoup et d'autres assez peu chez lui).

Je crois que je vais lire tout ce que je peux trouver de Calvino ; j'avais déjà beaucoup aimé Par une Nuit d'Hiver un Voyageur mais Les Villes Invisibles est encore plus réussi, une petite merveille.

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