Jeanne dessine un bonhomme de neige. C'est un bonhomme de neige rondouillard, avec un sourire un peu tordu, deux bras-brindilles maigrichons, deux pieds inexistants et une écharpe rouge.
Jeanne a perdu ses crayons de couleur, alors l'écharpe n'est rouge que dans sa tête. C'est une couleur secrète, il n'y a que moi qui sait que l'écharpe est rouge ! Enfin, moi et le bonhomme de neige, se dit Jeanne avec un sourire. Un sourire nettement moins tordu que celui du bonhomme, mais ça, Jeanne ne le sait pas, et du coup elle s'en fiche.
Le bonhomme de neige de Jeanne n'a pas de pieds, mais ça, Jeanne ne s'en rend pas compte, parce que les bonhommes de neige qui ont des pieds sont très rares. Les bonhommes de neige sont très casaniers, ils peuvent rester des mois plantés là, les fesses enfoncées confortablement dans la neige, sans s'ennuyer et sans perdre leur sourire. Un bonhomme de neige avec des pieds aurait-il l'idée de s'en aller ? Qui sait ? Pas Jeanne en tout cas : l'idée ne l'effleure pas, et du coup elle s'en fiche. (Mais si elle y pensait, bien sûr qu'elle lui donnerait des pieds, à son bonhomme ! Des pieds, et aussi des oreilles, des cheveux, et même une barbe, comme celle de son papa. (Son papa à elle, pas au bonhomme.))
Le bonhomme de neige vit dans sa feuille de papier, sur un trait pas tout à fait droit, entouré de petits ronds pas tout à fait ronds. Ça représente la neige. Y a-t-il quelque chose au-delà de cette neige de crayon, cette neige invisible qu'on ne voit que grâce à ses contours gris ? Jeanne ne se le demande pas, mais elle se demande soudain — et elle demande à sa maman — si le bonhomme ne risque pas de prendre froid à rester comme ça, immobile dans la neige. Maman répond « Attends chérie, j'écoute les informations ! ». Jeanne écoute les informations qui disent que la hausse des impôts du remaniement du conflit israélo-palestinien est revenue à la baisse selon les prédictions de la commission de Bruxelles qui réalise une performance d'emploi taxé non rémunéré de 5-0 dans un petit village du Morbihan et de la crise boursière des plans sociaux des inégalités du CAC 40 bla bla bla bla bla bla, et Jeanne trouve ça ennuyeux comme pas possible, en plus ça ne lui dit rien au sujet de son bonhomme de neige. Ce qui n'est pas très sérieux, parce que son bonhomme, il est juste là, il existe, il attend, et il a peut-être froid ! Et il est bien plus intéressant aux yeux de Jeanne que les images sanglantes du conflit israélo-palestinien à Bruxelles ou que les réformes du ministre des finances de l'intérieur. (Le ministre, c'est celui qui a une grosse moustache ? Non, Jeanne, lui c'est le chauve à lunettes, et tais-toi, tu m'énerves.)
Jeanne décide de donner un chapeau et trois autres écharpes à son bonhomme de neige, au cas où. Une jaune, une verte, et une bleue, non, une orange plutôt. Le bonhomme de neige dit merci. Jeanne répond pas de quoi, et que s'il a trop chaud il peut toujours les enlever. Maman dit arrête de parler toute seule, Jeanne, Jeanne dit je ne parle pas toute seule, maman, je parle au bonhomme de neige. Maman soupire.
Jeanne se dit aussi que son bonhomme de neige ferait mieux d'avoir un nom, sinon personne ne saura comment l'appeler. Alors elle le nomme Pierre. Jeanne a mis une seconde et trois dixièmes pour trouver ce prénom.
« Maman, tu veux voir mon bonhomme de neige ? »
Maman ne répond même pas, cette fois.
Plus tard, au repas du soir, Maman et Papa discutent. Maman s'énerve à parler de politique, Papa se plaint de son travail. Ce sont des choses importantes. Jeanne n'a pas du tout envie d'avoir affaire à ça ; ça a l'air très désagréable, les choses importantes des adultes.
Le lendemain, Jeanne décide d'élire Pierre président de la république. Comme ça, on en parlera peut-être aux informations que regarde maman. Jeanne construit une boîte à voter magique avec un carton à chaussures et sa paire de ciseaux roses, puis elle demande à sa copine Ding-Ding (qui est une fée mais chut, il ne faut pas le dire, c'est un secret !) de venir prononcer une formule pour que la boîte à voter magique devienne vraiment magique. Ding-Ding aime bien Jeanne, elle aime rendre service et elle n'est de toute manière pas très responsable, alors elle s'exécute. Jeanne remercie Ding-Ding en lui donnant un biscuit à la fraise. Puis elle glisse son dessin de Pierre dans la boîte à voter magique.
Vingt-sept minutes plus tard, c'est la panique : le pays tout entier se demande pourquoi il est dirigé par un bonhomme de neige.
mercredi 5 novembre 2014
Jeanne et le Bonhomme de Neige
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