The Knife est un groupe d’électropop/synthpop suédois qui ne ressemble pas à ABBA. Mais c’est sans doute l’un des plus importants dans l’histoire de la musique pop suédoise depuis ABBA. (Vous me direz « ouais mais on s’en fout de l’histoire de la musique pop suédoise, lol », ce à quoi je vous répondrai « euh, certes » en bafouillant parce que je n’ai aucun sens de la répartie.) Karin Dreijer Andersson et Olof Dreijer, frère et sœur, ont séduit
Vous avez peut-être déjà entendu “Heartbeats”, leur tube le plus populaire et accessible — ou peut-être avez-vous entendu sa reprise par José Gonzalés, utilisée dans une pub il y a quelque temps. Sinon, ou pour vous rafraîchir la mémoire :
C’est avec ce son de bonbon acidulé, synthétique et aguicheur, que le groupe a bâti sa réputation. Mais Karin et Olof ont aussi enregistré des disques très différents, parfois bien loin de la pop, qui ont surpris — et parfois décontenancé — leurs auditeurs, tout en piquant la curiosité d’un grand nombre. Silent Shout, le disque suivant, était déjà plus sombre :
The Knife est devenu un groupe expérimental, assez imprévisible, et un auditeur qui aurait le réflexe d’écouter leur dernier album (Shaking the Habitual) après avoir entendu “Heartbeats” risquerait fort de faire la grimace ! Même si le groupe n’a pas une discographie très étendue, un petit guide peut donc valoir le coup afin de s’y retrouver.
NOTE : Si vous ne connaissez pas du tout The Knife, pas la peine de lire ce guide de A à Z : commencez par Deep Cuts si vous préférez la pop entraînante, ou Silent Shout si vous préférez quelque chose de plus sombre, plus étrange et plus marquant. Le reste est à découvrir après !
2001 : The Knife
Je vais passer vite sur celui-là. J’ai découvert le premier album de The Knife après leurs « grands albums » et je l’ai trouvé très décevant… certes, on retrouve sur The Knife beaucoup des éléments qui feront de Deep Cuts un disque réussi, mais le tout est moins bien fini, moins bien assemblé, un peu gauche. Plus intimiste et minimaliste aussi, assez loin des pistes de danse (certains préféreront). N’empêche que j’entends surtout sur The Knife un brouillon de ce qui viendra par la suite ; à réserver aux fans de leur style pop qui ont déjà écouté leurs autres disques, donc.
2002 : Nedsvärtning
Juste avant de sortir leur grand succès, The Knife enregistre une piste expérimentale de 13 minutes, sombre, étrange, sans paroles, pour accompagner une installation de l’artiste Peter Eccher. Intitulée Nedsvärtning av Bostäder (littéralement quelque chose comme « ternissement [assombrissement ?] des habitations » — mais le mot “nedsvärtning” a aussi le sens de « dénigrement »), l’œuvre d’Eccher montre la reconstitution en photos d’incidents inexpliqués survenus dans les années 70 en Suède : des appartements habités qui se recouvraient d’une substance noire semblable à de la suie. Personne ne sut à quoi le phénomène était dû, et aucune photo ne fut prise à l’époque ; Eccher décida donc de reconstituer le phénomène lui-même, et de recueillir les témoignages des victimes. Drôle d’affaire ; drôle de musique aussi, qui passe d’une sorte de dark ambient anxiogène à un rythme techno paniqué, pour finir sur une mélodie qu’on dirait venue d’un vieux film d’horreur B ou Z. Ce disque, jamais vendu officiellement (il fut distribué gratuitement avec une revue littéraire en Suède), n’est peut-être qu’un single mineur mais je l’aime bien, et je trouve qu’il est intéressant dans l’évolution du groupe. Il montre que même à ses débuts, The Knife avait une affinité pour ce genre de musique expérimentale.
2003 : Deep Cuts
Bonne nouvelle si vous avez aimé “Heartbeats” : tout l’album est du même acabit ! Soit un très bon album de synthpop voire même de dance-pop, qui vous fera sourire et danser, des mélodies qui restent en tête longtemps, des beats tout droit sortis d’une boîte de nuit pour les pistes les plus énergiques… mais aussi quelques chansons plus intimes ou plus déstabilisantes, et un côté décalé qu’on retrouve notamment dans les paroles. Frère et sœur donnent presque l’impression de s’infiltrer dans le milieu de la musique populaire avec cet album pour y laisser leurs messages : on peut écouter Deep Cuts pour la musique seulement, de manière “naïve”, ou bien plus attentivement et y voir un côté grinçant, parfois cinglant et engagé. Je n’ai quasiment rien à reprocher à cet album, qui contient un joli lot de tubes (mon préféré : “Girls’ Night Out”) et reste accessible tout en se démarquant. Et puis le final qui ressemble à une blague (sans en être une réellement) est absolument parfait.
NB : Certaines versions de l’album contiennent trois pistes bonus tirées de la BO de Hannah Med H : l’excellente “Handy-Man”, et deux autres plutôt oubliables.
2003 : Hannah med H Soundtrack
Une bande originale, donc des pistes relativement courtes et souvent instrumentales, plutôt dans la lignée de Deep Cuts… Je n’ai écouté ce disque que deux fois, à chaque fois il m’a paru anecdotique mais sympathique. Ou sympathique mais anecdotique. À réserver aux fans, disons. Une piste se démarque surtout : “Handy-Man”, l’une des chansons les plus gay du monde, avec un rythme de marteau ultra-viril, un groove carrément efficace et une voix pour une fois bien masculine. Elle ne ressemble à aucune autre piste dans la discographie du groupe, mais je l’adore !
2006 : Silent Shout
Deep Cuts avait déjà un style marqué, original et incisif ; Silent Shout va encore plus loin. The Knife éteint les lumières et commence à faire peur. Le son est sombre, électrique et franchement unique, l’album à la fois séduisant et menaçant. La voix de Karin est modifiée par pitch shifting par moments et joue avec nos perceptions (c’est elle aussi qui chante les voix masculines !). L’ouverture sur la piste-titre est à la fois feutrée et déstabilisante, toute en douceur synthétique avec une mélodie et des paroles qui hantent ; “Neverland” avec son rythme fou vous fera danser avec la boule au ventre ; “The Captain” vous emmènera sur des mers inconnues ; plus loin, l’album se révèle aussi intime, met en avant une certaine fragilité sur des pistes comme “Forest Families” ou le final “Still Light”… Et puis il y a “We Share Our Mothers’ Health”, qui est l’une de mes chansons préférées de tous les temps, l'une des chansons plus originales et aussi les plus accrocheuses du groupe.
Voyage nocturne parfois presque oppressant mais sublime, tableau dérangeant du monde actuel, œuvre engagée qui ne sacrifie jamais la musique à son propos, Silent Shout n’est pas que le chef-d’œuvre de The Knife : c’est le meilleur album des années 20XX pour le moment selon moi.
NB : Il existe une version “deluxe” de l’album, contenant l’album en CD, le DVD live Silent Shout: An Audio Visual Experience ainsi qu’une version audio (CD) du même concert. Je vous la conseille, le live est très bon à tout point de vue !
2009 : Fever Ray – Fever Ray
Après la sortie de Silent Shout, Karin et Olof entament des projets solo chacun de leur côté. Karin sort, sous le nom Fever Ray, un remarquable album au son plus doux et plus feutré, plus orienté art pop, moins « déformé » tout en gardant une esthétique étrange et séduisante. (L’artiste aime Sonic Youth, Kate Bush, Le Tigre et Siouxsie & the Banshees ; elle signe également, hors album, une reprise de “Mercy Street” de Peter Gabriel.) Pas la peine de vous dire que l’atmosphère garde une certaine noirceur : la pochette signée Charles Burns (l’auteur de Black Hole) vous annonce tout de suite la couleur ! Fever Ray se paie aussi de superbes vidéos pour “If I Had a Heart” et “When I Grow Up” (deux des meilleures pistes du disque : dans la première, on dirait la mort qui nous chuchote à l’oreille, dans la deuxième une voix qui tranche dans la lumière). En fait, Fever Ray n’a pas grand-chose à envier à The Knife, et ce disque est l’un des meilleurs de la discographie des Dreijer.
2008 – ? : Oni Ayhun
Olof, quant à lui, reste dans l’ombre avec son projet Oni Ayhun : une série de quatre (bientôt cinq ?) EPs sans titre, sortis confidentiellement sur formats vinyle et digital (pas de CD). On ne savait même pas qu’il s’agissait d’Olof Dreijer au début d’ailleurs, le projet étant anonyme et les disques ne comportant aucune information à part des descriptions imagées sur le site officiel… mais la patte de l’artiste se reconnaît à l’écoute.
Il s’agit plutôt de techno minimale expérimentale, mâtinée selon l’EP de jazz, de dark ambient, de house, de dub… chaque disque adopte un son différent, et tous sont intéressants (ou du moins intrigants). Les amateurs de beats inhabituels peuvent se procurer les quatre ; j’ai pour ma part un gros coup de cœur pour le troisième, un petit bijou house entraînant à souhait !
2010 : The Knife in Collaboration with Mt. Sims and Planningtorock – Tomorrow, in a Year
En 2009, la troupe de théâtre danoise Hotel Pro Forma monte un « électro-opéra » expérimental sur la vie et l’œuvre de Charles Darwin, et plus spécifiquement son ouvrage L’Origine des Espèces. Hotel Pro Forma demande à The Knife de réaliser la bande son de ce spectacle… et le résultat final n’a *rien* à voir avec Deep Cuts ou Silent Shout. Quand j’ai écouté ce double album pour la première fois, je l’ai arrêté avant la fin et laissé de côté pendant des mois ! On dirait le travail d’un autre groupe ; atonalité, dissonance, voix d’opéra… tout est fait pour prendre l’auditeur à rebrousse-poil. Le plus hermétique vient d’ailleurs en premier, avec l’intro à la limite du lowercase (du silence, des gouttes d’eau qui tombent, du silence, deux-trois bruits électroniques), la relativement dissonante Epochs et la franchement lourdingue Geology (seule piste que je n’aime toujours pas aujourd’hui). Plus loin, l’auditeur dubitatif mais persévérant aura certainement l’impression qu’on se fout de sa gueule avec les “pout ! pout ! pout ! pout ! pout ! pout ! pout ! pout ! poutpoutpoutpoutpout !” a capella de “Letter to Henslow”.
Pourtant, la bête mérite d’être apprivoisée. Parce que ces sortes d’alarmes dissonantes, ces vagues métalliques, la voix de soprano de Kristina Wahlin, ces chants qui semblent sortir de nulle part… ont leur beauté propre, que je n’ai que rarement entendue ailleurs. Et si le premier disque reste très froid et formaliste, le second est très touchant, beaucoup plus chaud — quand on arrive à “Colouring of Pigeons”, piste de onze minutes chantée à trois voix (on avait presque oublié l’existence de Karin), Tomorrow, in a Year devient véritablement superbe. Un long périple à travers l’incertitude et le froid que ne tenteront que les oreilles les plus courageuses, mais celles-ci seront récompensées ! Aujourd’hui, ce disque est peut-être mon préféré de The Knife après Silent Shout.
J’aimerais bien voir l’opéra en entier… en attendant d’y assister en vrai, on peut toujours regarder quelques extraits ici.
2013 : Shaking the Habitual
Mauvaise nouvelle pour tous ceux qui s’attendaient à un grand retour pop de The Knife : ce nouvel album (à la pochette scandaleuse) est résolument déroutant et expérimental ! Shaking the Habitual évite les singles évidents, les structures habituelles, les harmonies… tout n’est pas aussi difficile d’accès que sur Tomorrow, in a Year, mais on sent que le but du groupe n’a pas été d’écrire de belles chansons ni des pistes aguicheuses. Shaking the Habitual propose une musique qui se veut déroutante et stimulante. Ce qui se traduit par des rythmes africains croisés avec des beats électroniques, des dissonances, de longues pistes instrumentales minimalistes… Le disque est également intellectuel, militant et provocateur, rempli de citations et références (son titre même vient d’une phrase de Michel Foucault*). Parmi les thèmes abordés : le féminisme, l’environnementalisme, le structuralisme, les inégalités entre extrême richesse et extrême pauvreté (entre autres dans la BD de Liv Strömquist contenue dans le livret)… Et puis cet album est long, avec pas mal de pistes de huit, neuf minutes — et même une piste de dark ambient de dix-neuf minutes.
Pour être honnête, Shaking the Habitual aurait gagné à être édité davantage : il est un peu trop long, a peu de cohérence esthétique et parfois des allures de branlette expérimentale. N’empêche que “A Tooth for an Eye”, avec son petit côté Björk en plus étrange et ses percussions africaines, “Full of Fire” avec sa rage contenue à la limite pendant neuf minutes, ou encore “Raging Lung” sont d’excellentes chansons ; et pour qui aime le dark ambient minimaliste, “Old Dreams Waiting to Be Realized” est franchement réussie. (Ceux qui n’aiment pas le genre s’ennuieront comme des rats morts pendant les dix-neuf minutes que dure la piste. Pour ceux-là, il existe une version abrégée de l’album, sur 1 CD au lieu de 2, qui l’omet complètement… peut-être aurait-il fallu sortir cette piste seule ? Mais la pause qu'elle donne entre les deux moitiés du reste de l'album n'est pas une mauvaise idée.) Shaking the Habitual est un album qui vaut plus que la somme de ses pistes par certains côtés et moins par d'autres. Il mérite — et réclame — l’attention, à défaut d’être parfait.
À noter que les performances live du groupe sont encore plus osées et contestées que l’album : il ne s’agit pas de vrais concerts mais plutôt d’un spectacle, avec une dizaine de personnes déguisées ou travesties (difficile de savoir qui est Karin et qui est Olof dans le lot), des danses libres, et… quasiment tout joué en playback. Si les fans ont, dans l’ensemble, plutôt apprécié Shaking the Habitual, beaucoup de gens ont été très déçus par ces « faux concerts » qu’ils considèrent comme du foutage de gueule. À vous de décider si vous voulez tenter l’expérience ou pas !
* « Le travail d'un intellectuel n'est pas de modeler la volonté politique des autres ; il est, par les analyses qu'il fait dans les domaines qui sont les siens, de réinterroger les évidences et les postulats, de secouer les habitudes, les manières de faire et de penser, de dissiper les familiarités admises, de reprendre la mesure des règles et des institutions, et à partir de cette re-problématisation (où il joue son métier spécifique d'intellectuel) participer à la formation d'une volonté politique (où il a son rôle de citoyen à jouer). »
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