Je trouve toujours Internet fabuleux, mais je ne m'y sens plus tout à fait à l'aise aujourd'hui.
Tout le monde est sur Internet, tout s'y dit, tout s'y crée, tout se commente et se partage à toute vitesse ; et comme on peut tout voir, les nouveautés fantastiques et les idées de génie sont devenues monnaie courante.
Tout commentaire qu'on aurait envie d'émettre a déjà été écrit par quelqu'un d'autre sur internet. (Des billets comme celui que je suis en train d'écrire, il y en a des milliers déjà, sans doute beaucoup plus, et mieux écrits que le mien.)
Il n'y a plus de contre-culture non plus : toutes les cultures sont sur internet.
Et comme une personne de plus ou de moins là-dedans ne fait aucune différence, on a une liberté totale de créer ou ne pas créer, de commenter ou ne pas commenter… mais aucun impératif réel, parce que je ne ressens aucun manque à combler là-dedans.
J'ai des dizaines, des centaines, peut-être des milliers d'images dans mes dossiers, des photographies incroyables trouvées sur internet, des œuvres d'art qui touchent au sublime, mais c'est comme si elles passaient devant moi sur un tapis roulant. (Sur une série de tapis roulants, en fait — autant que de blogs que je décide de suivre.) Mon premier réflexe, quand j'en vois une, c'est de la sauvegarder et d'aller voir sur le site de l'artiste l'intégralité de son portfolio pour sauvegarder celles que je préfère. Ce qui devient presque une corvée, vu le nombre. Et je sais que le lendemain, je tomberai de nouveau sur des dizaines de nouvelles images fantastiques. Et bien sûr, je passe plus de temps à sauvegarder ces nouvelles images qu'à me replonger dans celles que j'ai déjà sauvegardées. Ça ne gâche en rien mon appréciation, donc je n'ai pas de raison de m'arrêter, pas de raison de me déconnecter ! Mais ça bride complètement mes attentes pour quelque changement ou amélioration que ce soit : que faire de plus que ça ? Que faire de mieux ? À quoi bon ajouter quoi que ce soit à une machine qui tourne si bien, et à un tel régime ? Et ne rien faire du tout, rester passif à « consommer »… c'est frustrant. Ça me donne l'impression d'être inutile.
Une telle abondance a quelque chose de paralysant.
Et s'il n'y avait que les images… tout défile sur tapis roulants aujourd'hui, regardez défiler tous les comptes Facebook, Twitter, Youtube, tous les blogs et les fils RSS que vous suivez. Tout (ou presque) est disponible et défile aussi vite que possible. Je ne peux rien critiquer, ça serait de la mauvaise foi ! S'il y a quelque chose qui pêche là-dedans, en fait… j'ai l'impression que c'est l'humain. Pas le système qui ne serait pas adapté à l'humain — mais l'humain qui ne pourrait se contenter d'aucun système, même du meilleur. Tous nos défauts, toutes nos fautes sont amplifiées par tous ces « likes », tous ces partages, et le fait que tout le monde gueule plus fort que tout et cette mémoire infinie et dieu sait quoi encore.
Une telle amplification aussi a quelque chose de paralysant.
Pour en revenir aux œuvres fabuleuses qui déroulent sur tapis roulants : heureusement qu'il y a la musique, qui résiste un peu à ce défilé inépuisable parce qu'elle a (et apporte) une vraie temporalité : un album, ça a sa propre durée, son propre espace, qu'on peut remplir avec nos propres pensées et activités mais qui reste défini et stable. La musique et d'autres médias aussi, sans doute. Je pourrais faire tout un post là-dessus. En fait, si je développais tout ce que je touche dans ce billet-fouillis, je pourrais écrire des pages et des pages, une petite dizaine d'articles qui n'auraient rien à voir les uns avec les autres… je reprendrai peut-être l'un ou l'autre point plus tard.
Aujourd'hui, je me promène plus souvent quand j'ai du temps libre ; marcher sans but, pour le plaisir de flâner, ce que je ne faisais pas avant. Je ne sais pas si c'est l'âge, une réaction face à l'accélération du monde, ou peut-être un peu des deux.
Même quand je joue à un jeu vidéo, j'y joue lentement, je m'arrête pour regarder les paysages, pour faire durer. Apporter une sensation de présence dans un espace. Avoir la sensation d'être sans pour autant gesticuler et gueuler plus fort que tous les autres, sans faire la course avec le monde entier.
Tenez, en parlant d'accélération : http://internetactu.blog.lemonde.fr/2013/03/22/la-technologie-est-elle-responsable-de-lacceleration-du-monde/
« C'est une erreur culturelle de penser que la vie est bonne si elle va vite, si elle offre plus d'options, de possibilités. Notre vie est réussie dans les moments de résonnance. “La résonnance, c'est le sentiment que nous agissons dans un contexte qui nous répond, qui s'adresse à nous”… comme on le trouve parfois dans la famille, le travail ou la musique. La résonnance […] est le contraire de l'aliénation, quand le monde nous semble inamical, hostile ou silencieux. »
Internet me semble de plus en plus conçu pour procurer ce sentiment de résonance, surtout depuis le Web 2.0 et les réseaux sociaux ; tout et tout le monde est réactif, des réactions, on peut en avoir des dizaines à la seconde ; mais ça sent souvent l'artificiel, cette course effrénée aux réactions, qu'elles soient sincères, simplistes et mi-irréfléchies, ou automatisées. Déjà parce qu'il y en a trop. Sur un forum peu fréquenté, ça va, tout est relativement lent et on connaît tout le monde. Mais ailleurs, tout va trop vite et trop dans tous les sens pour être humain.
Quand j'étais au lycée, les choses étaient différentes. À l'époque, j'avais l'impression qu'Internet était un grand terrain en construction. Un terrain de jeu, presque, si on le voulait ! Et il suffisait de connaître un peu de HTML et de Photoshop pour faire quelque chose de chouette et de nouveau, ou du moins qui m'apparaissait comme tel ; quelque chose que les autres n'avaient pas.
Aujourd'hui, j'ai l'impression que toute ma génération maîtrise Internet mieux que moi, par goût autant que par nécessité, et j'ai de plus en plus envie de devenir ermite. Je crée toujours de temps à autre, mais j'ai de moins en moins envie de partager. Si je mets un dessin ou un post de blog en ligne de temps à autre, ça n'est plus vraiment pour affirmer ma présence ou partager avec enthousiasme mes créations, c'est… par habitude, parce que j'ai l'impression que c'est là leur place. (Et puis, quand même, toujours dans l'espoir qu'une personne tombe dessus par pur hasard et apprécie, même si ça n'est vraiment pas grand-chose. C'est peut-être déjà arrivé, je ne sais pas.) Autant de petites bouteilles jetées dans un océan qui en charrie des millions, des grandes et des belles que tout le monde admire, des moyennes qui touchent certaines personnes, des ridicules dont tout le monde se moque et qui deviennent donc semblables aux énormes, et des tonnes et des tonnes d'insignifiantes qui ne méritent pas d'être repêchées. Dont les miennes, sans doute.
Bon, pour être tout à fait honnête, le « problème » (s'il s'en agit d'un) ne vient pas seulement d'internet et des autres, mais surtout de moi. Si je n'avais pas internet, ces derniers temps, je serais vraiment ermite, solitaire, à fuir tout contact. Internet me permet de rester un peu en contact — et fait donc, quelque part, l'inverse de ce que j'ai envie de lui reprocher.
Je n'ai pas de relation amour/haine avec internet, je ne suis pas technophobe : internet même ne ferait que du bien si on l'utilisait raisonnablement et à bon escient. Mais j'ai l'impression qu'internet, les smartphones et la globalisation/mondialisation ne font qu'amplifier nos travers humains, amplifier et accélérer tout, constamment, et que ça risque de devenir intenable à la longue.
Je finis par ne plus croire vraiment, ni au progrès, ni à l'humain. Je n'ai aucune idée de ce à quoi ressemblera le monde dans cinquante ans, mais je ne m'attends pas à ce qu'il soit particulièrement excitant.
Par contre je crois beaucoup à la décroissance. Je crois qu'on finira par l'adopter, du moins en partie, par nécessité — et que ça nous fera du bien. Ça ne changera pas le monde en utopie, d'ailleurs je ne crois plus une seconde à la possibilité (même purement théorique) d'une utopie réelle, mais ça le rendra plus vivable et ça le fera tenir plus longtemps. Et puis il y a assez d'initiatives louables ces derniers temps, dans tous les domaines, qui redonnent foi en — une partie de — l'humanité. Une partie seulement, mais une partie tout de même. Le monde dans cinquante ans ne sera probablement pas un enfer non plus.
Je ne sais plus trop où je vais avec ce texte, je crois que j'ai perdu tout le monde en suivant mes propres pensées, donc je vais m'arrêter ici.
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