jeudi 30 août 2018

♪ 72 : Trois ou quatre piqûres de pieuvres printanières dans le jardin du soleil

Darrin Verhagen est un génie. C'est le fondateur du label Dorobo (qui a sorti entre autres le fameux Night Passage d'Alan Lamb), et sa propre discographie sous cinq ou six alias comporte des bandes son pour opéras et danse, de l'ambient, du breakbeat, du noise, du lowercase… il fait carton plein chez moi, que des trucs que j'aime, avec un design sonore très travaillé et des dynamiques très puissantes. C'est de loin l'artiste que j'ai le plus écouté ce mois-ci, je vous fais un topo vite fait (dans l'ordre où je les recommande) :

Zero / Stung, deux bandes son pour deux chorégraphies différentes, parfois ambient avec beaucoup d'espace mais aussi des rythmes et mélodies inattendues qui créent des univers sonores assez complexes, retors et pourtant « propres ». (Un de mes passages préférés : l'interlude sans titre sur Zero, où une boucle qui tient un peu du jazz, un peu du dub, tourne presque étouffée et offre un petit espace de répit.) Entre les grands éclats de Zero et la tension de Stung, ça fait son effet. Le disque que j'ai le plus écouté pour le moment ; un bon point de départ.

Si vous préférez le côté ambient, vous pouvez prendre Soft Ash, un album conceptuel sur les émanations toxiques dans l'histoire ; intrigant, pas évident d'en faire le tour (comme souvent chez Verhagen les pistes peuvent être très différentes, mais il n'y en a aucune qui vous explose en pleine face ici), le tout donne une impression aussi élusive que menaçante. Je conseille de lire le livret qui explicite un peu tout ça (il y a les scans sur Discogs).

Si vous avez aimé les passages les plus durs, que l'ultraviolence psychédélique c'est votre truc, je vous conseille carrément Junk, signé Shinjuku Filth. Des beats rageurs, blindés de tétanos (et difficilement classables), des explorations d'ambient aux influences parfois orientalisantes, ou avec des violons pour les passages les plus apaisés. De la musique industrielle qui n'est pas glauque mais éblouissante. On commence en plein cœur de la déflagration et on finit par les dernières ondes de choc. C'est un chef d'œuvre, les raisons pour lesquelles je recommande Zero / Stung en premier sont que Junk est un peu plus daté années 90 et qu'il arrache quand même les oreilles.

Medea, toujours signé Shinjuku Filth, est une bande son orchestrale / dark ambient / noise pour une représentation de la fameuse pièce. Je ne l'ai écouté qu'une fois pour le moment mais c'était très prometteur !

Le projet P3, en collaboration avec Matthew Thomas : une série de réinterprétations délicates d'un enregistrement de shakuhachi. On ne reconnaît pas vraiment l'instrument, c'est à ranger dans le lowercase / glitch / microsound, à écouter la nuit (enfin tous les disques de Verhagen sont à écouter la nuit je crois). Le projet fut édité sur deux mini-CDs du même nom, un par Verhagen et l'autre par Thomas (plus dark ambient) ; à noter que ce dernier peut être difficile à lire vu qu'il commence à l'index 6, sans index 1 à 5 avant (!) — j'ai dû désactiver la reconnaissance automatique des disques sur mon ordinateur pour pouvoir copier les fichiers manuellement afin de les convertir.

La trilogie Black | Mass : un album de harsh noise (Black Ice), un de lowercase (Black Frost) et un de dark ambient/drone (Matte Black), chacun sorti sous un alias différent. C'est aussi monochrome  plus minimaliste et austère que ses travaux précédents ; l'album de noise est très classique (c'est celui auquel j'accroche le moins), les deux autres me plaisent davantage, Black Frost fait penser aux disques de Richard Chartier.


J'ai beaucoup écouté ce disque de compositions de Georges Lentz aussi. Un compositeur contemporain dont les musiques (du moins ici) sont épurées et intenses, avec des passages où les instruments se font à peine entendre puis fusent, cinglantes. Du moins sur “Caeli enarrant…” III et IV ; entre les deux, “Birrung” and “Nguurraa” sont plus paisibles et contemplatives. Toutes ont quelque chose de mystérieux.

Après, comme souvent avec le classique, je n'arrive pas à reconnaître les idées qu'évoque le compositeur. Ici ça touche à l'astronomie (idée qui m'intéresse) et à la foi et à la spiritualité (là, ça ne me parle pas du tout). Mais c'est intéressant de savoir par exemple que “Caeli enarrant… III” est basé sur une circularité sérielle et influencée par des musiques tibétaines ; sur son site, Lentz parle un peu de ses compositions et aussi de la manière dont son propre point de vue a évolué à leur égard.

Pour info, on peut commander ce CD pour quatre pauvres euros à la Fnac, frais de port compris si on le fait venir et qu'on le récupère en magasin. Le label Naxos est connu pour ça : des CDs de classique pas chers où l'on peut trouver du très bon (j'aime aussi beaucoup le Debussy interprété par François-Joël Thiollier chez eux).


Kate Carr raconte comment, en 2015, elle s'est retrouvée dans un petit village français pour y prendre des enregistrements de la Seine, à proximité d'une énorme centrale et de fermes désaffectées. L'environnement aurait pu être morose et déprimant au possible — début de printemps brun encore à moitié gelé, ville à l'abandon avec hôtel fermé, bar fermé, pas de magasins, la mairie récemment passée au FN… — mais l'artiste sort des murs et y trouve beaucoup de vie, entre l'électricité (qui l'empêche même parfois de prendre certains enregistrements dans l'eau), les animaux, l'eau, le vent. Un paysage clairement changé par l'activité humaine, mais qui a sa propre vie, indépendamment des humains. Le tout est assemblé et accompagné par des touches d'ambient, de guitares ou de mélodies électroniques, c'est à la fois relaxant et étrange, une ambiguité agréable.

Ça s'appelle I Had Myself a Nuclear Spring. Et je recommande aussi The Story Surrounds Us de la même artiste.


La recommandation techno du mois s'intitule Вдруг появился осьминог и всех съел, и раздумывать не стал (soit : « sans prévenir, une pieuvre apparut et dévora tout le monde alentour »). C'est un album multi-artistes sorti sur le label трип (« trip » ) de Nina Kraviz, dans un style tellement minimaliste qu'il en est squelettique, mais toujours entraînant et décalé. (Par exemple : un beat hyper-basique, un sample de trois mots parlés qui tourne en boucle et une boucle de bruit qui fait un effet psychédélique, des effets et sons inattendus surviennent plus loin mais on atteint à peine le stade du mélodique.) Peut-être que l'étrangeté du disque était absolument nécessaire pour que ça fonctionne ; cette esthétique spartiate jusqu'à l'absurde est elle-même une sorte de bizarrerie. Toujours est-il que ça fait quelque temps que j'ai ce disque dans ma mp3thèque et qu'il tient vraiment la route.

Sinon oui, le titre est tiré d'un rêve qu'a fait madame Kraviz. Et l'édition digitale a un titre anglais plus pratique (The Deviant Octopus), mais je préfère le russe.


En général, il n'y a pas grand chose à dire sur le dark ambient — c'est un genre nécessaire mais qui peut se permettre de rester superficiel et cliché. J'en écoute un peu moins qu'il y a quelques années, même si ça passe toujours nickel pour lire un roman la nuit. Pourtant là, il y a un disque qui m'accroche bien depuis quelque temps, qui a assez de complexité et de matière pour ne pas se limiter à du papier peint sombre : The Incarnation of the Solar Architects d'Inade, qui a une production très travaillée, du mouvement, des rythmes, des paroles… c'est un album qui n'évoque pas tant un vide, une frayeur ou une hostilité informes que l'exploration de mystères. Il y a d'ailleurs des moments de paix là-dedans, comme la belle “The Veil of Eternal Unity”. Et même une sorte de tube accrocheur (relativement au genre), avec les répétitions des paroles déclamées sur “A Lefthanded Sign”.


Si vous ne le connaissez pas déjà : Come to My Garden de Minnie Riperton est un chef d'œuvre de soul. Les mélodies et instrumentations sont d'une classe absolue, c'est de la musique qui peut s'écouter presque n'importe quand avec n'importe qui mais qui n'a rien de superficiel, les mélodies font mouche aussi bien pour mettre de bonne humeur que pour émouvoir, et même si ce n'est pas ce qu'on remarque en premier il y a aussi de bons grooves là-dedans.





DJ Krush a beau faire partie de mes artistes préférés, il faut avouer que sa discographie a des hauts et des bas. Des hauts remarquables, et des bas un peu trop nombreux ; j'attendais qu'il sorte un nouveau bon disque pour vous le présenter, mais Butterfly Effect avec son style sombre et froid ne m'a pas laissé grand souvenir ; 軌跡 Kiseki, bof, je suis rarement fan de ses MCs et je préfère nettement ses instrumentaux ; Cosmic Yard, instrumental et dans son style classique, est correct mais ne décolle jamais vraiment…

Du coup tant pis, je reviens en arrière. Parmi les disques qu'il faut prendre chez lui, et qui me le font préférer à Nujabes entre autres : 寂 Jaku (l'influence de musiques japonaises traditionnelles y est parfaite), Strictly Turntablized (plus old school, concis, avec quelques vrais tubes comme “Kemuri”), sa série de singles mensuels sortis en 2012 (la plupart sont carrément réussis)… et Code4109, son mix sorti en 2000, qui sent les vapeurs de bitume avec un peu d'expérimentation, des grooves, du jazz, c'est presque un peu labyrinthique, nickel. (“Kemuri” est dessus aussi.)

En attendant, je cherche d'autres recommendations en hip hop instrumental. Et j'en trouve, c'est assez facile, mais moins évident d'en trouver qui se démarquent vraiment.

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