[edit : décembre 2015]
Donc voilà :
A U R O R A ! Le nouvel album de Ben Frost, qui est pour moi l’un des « grands » artistes de ces dernières années.
Son album précédent,
By the Throat, était un chef d’œuvre ; un album violent et sublime, avec autant d’agression que de finesse, de belles instrumentations classiques (violon, violoncelle, piano préparé, clavecin, etc), des déferlantes de bruit jamais gratuites, et un aspect narratif tenu de bout en bout. La neige, les loups, les spots aveuglants et même la typographie sur la pochette étaient une illustration parfaite de la musique.
A U R O R A, enregistré en partie au Congo avec les moyens du bord, est un disque plus direct, où les percussions, les synthés et les nappes de bruit sont à l'honneur. Les neuf pistes forment trois ensembles-coups de poing, où les accalmies ne sont que des préludes à de nouvelles déflagrations. Le son est aussi original que sur
By the Throat, mais c'est un album nettement plus linéaire.
Theory of Machines développait son univers sonore sur de longues pistes atmosphériques,
By the Throat nous faisait défiler un film devant les oreilles rien qu’avec des sons ;
A U R O R A se focalise avant tout sur l’intensité. Des montagnes russes dans le noir, un trajet mémorable, textures complexes, puissance, lumières aveuglantes, mais peu d'espace. J’ai d’ailleurs cru en l’écoutant qu’il était nettement plus court que les précédents, ce qui n’est pas le cas !
Au début, j'ai trouvé
A U R O R A moins bon que les autres disques de Ben Frost ; je me disais qu’avec des passages plus atmosphériques, ce disque aurait pu être encore meilleur. Aujourd'hui, je me rends compte que ça aurait entièrement dénaturé l'album.
La description officielle sur la page Bandcamp de l'artiste décrit le son parfaitement :
« A U R O R A
s'efforce d'atteindre, de par sa construction monolithique, une alchimie lumineuse éblouissante ; non pas avec une beauté céleste et bienveillante, mais par une force magnétique dévastatrice. // Cette musique électronique n'est pas propre et vierge, elle est une offrande sale, sauvage, des temps à venir où les fusées de détresse illuminent les clubs en ruines et où la foi en la piste de danse repose dans un générateur au diesel qui crache sa propre extinction, qui se gorge de son carburant rance si bruyamment qu'il menace de couvrir la musique même qu'il joue. »
Je reviens sur
From the Idle Cylinders de Light of Shipwreck (dont j’avais parlé il y a… quelques années, sur un forum). Je ne saurais pas dire si c’est un disque de rock instrumental ou de drone — en fait ce n’est ni l’un ni l’autre : il y a des guitares psychédéliques qui ne sont pas tout à fait sans rappeler le drone metal (si on écoute attentivement, il y a même des voix typiques du genre — presque enterrées sous les autres instruments, on pourrait ne pas les remarquer), mais associées à des percussions rock et des rythmes type africains, montés en boucles et sortis du contexte dans lequel on les attendrait. Ils font penser à un mouvement effréné perpétuel, une force endiablée prise dans un temps cyclique que rien ne pourrait arrêter ; ils apparaissent et disparaissent en fondu sans jamais s’affaiblir. Cette musique est une combinaison inattendue, qui peut paraître hasardeuse dans son principe, mais qui fonctionne carrément.
Ben Fleury-Steiner n’aura sorti que trois disques sous le nom Light of Shipwreck, tous bons et à peu près dans le même genre (
From the Idle Cylinders est mon préféré). Il continue de sortir des disques sous son propre nom, j’en ai écouté un qui était plus ambient, je ne connais pas bien encore.
Quique de Seefeel est un disque très agréable à écouter par ce temps qui l’est beaucoup moins (je déteste la canicule, mes volets sont fermés toute la journée et j’ai envie de déménager dans le nord de la Scandinavie).
Ce groupe avait trouvé une formule qui faisait mouche : un mélange parfaitement dosé d’ambient techno, de dream pop et d’IDM, des boucles qui forment des cocons envoûtants avec des atmosphères gaies ou rêveuses-mélancoliques. Vraiment très réussi. En fait, nombreux sont les gens qui considèrent
Quique comme un classique (et je ne m’attarde pas plus que ça dessus vu qu’il y a déjà plein de critiques sur internet).
Le groupe changera de style par la suite, allant vers un son plus sombre et minimaliste, sur l’excellent
Succour et l’assez oubliable
(CH-VOX), avant de disparaître puis de réapparaître sous une autre forme.
Quique et
Polyfusion sont les deux disques à écouter si vous voulez le Seefeel des débuts ; l’édition
Redux de
Quique contient également un disque bonus de bon niveau.
Modern Jester d’Aaron Dilloway est un disque absurde. Je ne sais pas si ça veut dire grand chose, mais c’est le premier mot qui me vient à l’esprit. Absurde, volontairement dégénéré et irrévérencieux. Basée sur des boucles lo-fi qui se superposent, se désynchronisent et se déglinguent par tous les bouts, c’est de la
noise music qui n’offre pas un mur impénétrable de chaos total mais un son décalé et anormal, qui évoque la mutation perpétuelle et les systèmes imparfaits plutôt qu’une entropie destructrice ou qu’une force implacable.
Sur “Labyrinths & Jokes”, cette musique devient belle et émouvante à sa manière. “Labyrinths & Jokes” ne dure que deux minutes à peine. Avant cela, il y a “Eight Cut Scars (for Robert Turman)”, à la fois la piste la plus mémorable et la plus inécoutable du lot : une mélodie stridente et dissonante, qui sent l’aléatoire, se met à muter dans tous les sens et dure pas moins de onze minutes, comme un jouet pour enfants cassé. C’est presque humoristique, et ça mériterait de figurer sur la compile “Top 50 des pistes expérimentales à la con pour rendre fous vos colocs et vos voisins”. “Look Over Your Shoulder” a un côté presque menaçant, avec ses changements plus ou moins perceptibles et ses illusions sonores sur un rythme désolé et des sonorités plutôt sombres… En fait, cet album est basé sur un seul concept mais il est très varié.
Les citations sur la pochette sont intéressantes aussi ; en fait avec la pochette et le titre, elles expriment parfaitement le concept du disque :
“People could screw up — you expected them to — but machines are made of finer stuff. They’re not supposed to begin talking, in a new voice, out of the blue, about death and weird shit like that.”
— K.W. Jeter
“Every second of this recording contains subliminal messages.”
P.S. Justin Farrar a écrit
une critique intelligente de cet album sur Resident Advisor.
Dans la famille « artistes conceptuels prétentieux qui font des drones entre autres », après The Hafler Trio, je vous présente
JLIAT !
JLIAT est le projet du philosophe et musicien James Whitehead, qui s’attelle surtout à réaliser des travaux radicaux et conceptuels. C’est pour ça qu’il a sorti plein de trucs inintéressants à écouter, comme un album de six pistes de dix minutes de silence chacune qui ont en réalité des valeurs digitales différentes sauf que ça ne s’entend pas, un générateur de harsh noise wall en Javascript, la piste la plus courte possible au format CD, un e-book de 364 pages qui contient la représentation binaire de 1,207 seconde de bruit (avec pour préface la phrase
»das Ding an sich«)… etc. (Quant au nom JLIAT, si vous vous demandez, il lui est apparu dans un rêve.)
Et puis à côté de ça, il fait des drones. Qui sont agréables à écouter, et
disponibles en téléchargement gratuit sur son site. Il y en a un qui s’appelle
A Long Drone-Like Piece of Music Made with Synthesizers, Samplers and Digital Delays Which Attempts in Its Minimalism to Be a Thing in Itself Without External Reference, Having an Analogue in Certain States of Consciousness Where Being Is Experienced Also as a Thing in Itself and Not Contingent on Meaning or Purpose, et ça me donne une excuse parfaite pour ne pas m’embêter à le décrire.
Enfin si, je dirai quand même que s’il avait voulu s’abstenir de toute référence, il n’aurait pas dû mettre de photo de coquelicot sur la pochette. Parce que du coup, même si la musique en elle-même est dénuée de référence, je l’associe aux coquelicots. L’été, les couleurs vives, le vent dans l’herbe et dans les fleurs, une vague idée que ça sert à faire de l’opium et des gâteaux en Allemagne et en Pologne, etc. Ce drone m’apparaît coquelicoté.
Il aurait été intéressant de faire écouter cette même piste à plusieurs groupes de sujets-tests, avec une pochette différente à chaque fois. Peut-être que cette musique m’aurait paru froide si elle avait été associée à une photo d’iceberg.
J’ai aussi écouté
16:05:94 du même artiste, que je préfère et qui est disponible gratuitement en 320 kbps sur le site de
Yugen Art — avec d’autres musiques, notamment de Francisco López (que je croise partout ces derniers temps).
Download est un de mes groupes électroniques préférés. Au début, c’était un groupe plutôt (électro-)industriel, avec des passages bruitistes complètement barrés, un psychédélisme cyberpunk agressif impressionnant, et parfois des contributions vocales de Genesis P-Orridge ; après la mort de Dwayne Goettel, il a évolué vers l’IDM, avant d’adopter des éléments presque EDM. Les trois albums « charnière » du groupe qui reflètent cette évolution sont
The Eyes of Stanley Pain,
III et
Effector ; les trois sont excellents, et à chaque fois la différence de style est importante.
Je conseillerais plutôt
III pour découvrir, mais là c’est
Effector que j’ai écouté ces derniers temps. Même s’il est plus classique que les autres, c’est un album que j’aime beaucoup ; c’est le premier disque du groupe à être réellement accessible et même dansant, avec de vrais tubes et toujours un style impeccable.
Si je devais imaginer une autre pochette à
Cathedral de Nocturnal Emissions, ce serait un tableau surréaliste qui représenterait un cadran d’horloge qui tourne indéfiniment, au milieu de l’espace, avec des spirales colorées qui émanent du centre et des créatures monstrueuses et fantastiques tout autour.
Cet album contient cinq pistes, basées sur des rythmes qui rappellent souvent un son d’horloge ou de réveil, et toute une floppée de sons par-dessus qui donnent un effet proche du psychédélisme. Trop mouvementée pour être de l’ambient, trop rythmée pour se rapprocher vraiment de l’industriel, pas assez sérieuse pour être qualifiée de musique contemporaine, je ne sais pas trop où situer cette musique mais elle me plaît bien.