samedi 7 mai 2016

Lectures (11) : Les Horloges Absentes Balaient les Fausses Couleurs des Météores

Dernièrement, j'ai lu :

The Bone Clocks de David Mitchell. Je prends toujours plaisir à lire sa science-fiction humaniste et ses récits enchâssés qui font sauter de siècle en siècle (sur quatre livres que j'ai lus de lui, trois suivent cette idée, seul The Thousand Autumns of Jacob de Zoet garde une continuité dans l'époque, le lieu et les personnages) ; c'est un truc assez classique mais ça marche !

Dans ce dernier roman, quand même, il manque de se brûler les doigts. The Bone Clocks est aussi prenant que Ghostwritten et Cloud Atlas, mais en plus de passages réalistes, il y a des personnages semi-immortels qui ont des superpouvoirs psychiques et… difficile de prendre au sérieux une histoire avec des mots comme « œil-chakra » et des combats avec des boules d'énergie. Heureusement, ça n'enlève rien aux qualités de la fiction plus réaliste qui constitue l'essentiel du roman, quand on suit de l'adolescence à la vieillesse Holly Sykes, une Anglaise aux origines irlandaises (qui se trouve être en contact avec un de ces Horologues, mais a aussi une vie plus normale, comme au début où elle fait une fugue en espérant rester chez son petit ami et où ça ne se passe pas si bien, ou plus tard, quand un journaliste correspondant de guerre… enfin, je ne vais pas trop en raconter).

Les sauts temporels entre les chapitres sont forcément plus courts que d'habitude, et plusieurs personnages sont récurrents : Holly Sykes est le personnage principal du roman, mais selon les chapitres elle peut être un personnage principal, secondaire, ou une quasi-figurante. Le roman va de la fin des années 70 à un futur proche, et touche de nombreux sujets, personnels, sociétaux, humains. C'est une bonne lecture au final, et qu'importent les boules d'énergie.


;


Les Absences du Capitaine Cook d'Éric Chevillard est un roman que j'ai pris au hasard, parce que j'aimais bien le style. Il se trouve que c'est un roman surréaliste (« fantaisiste » serait un euphémisme) dans lequel il n'y a… aucune trame, rien que des digressions, et à peu près aucune limite. Il semble bien y avoir un personnage principal, mais même la manière dont celui-ci est identifié reste très approximative, changeante, peu crédible. Il n'a pas de nom et semble si mal construit qu'il n'arrête pas de se déboîter, de tomber en pièces. Les chapitres ont beau tenter (ou pas) d'annoncer la couleur à chaque fois dans un préambule, ils ne se privent pas de changer d'avis par la suite !

C'est une lecture étrange, absurde, qui m'a paru vaine au début avant que je ne me prenne au jeu. Divertissante en tout cas, et avec un style agréable — les pièces du puzzle ne forment aucune image mais elles sont souvent intéressantes par elles-mêmes. Pour autant, je ne pense pas que ça aurait pu tenir plus de 216 pages.


;


Avis aux amateurs de conspirations : dans Les Falsificateurs d'Antoine Bello, un Islandais qui a fait des études de géographie se fait repérer par un recruteur pour une organisation secrète internationale connue sous le nom de CFR (ce qui pourrait signifier « Consortium de Falsification du Réel »). Les agents du CFR écrivent des scénarios détaillés de modifications à apporter au passé ou au présent, et font falsifier des archives, créent de nouveaux documents… mettent tout en œuvre pour réécrire l'histoire, selon un plan décidé par les plus hauts placés de l'organisation. Dartunghuver décide de changer ainsi le destin des Bochimans dans le désert du Kalahari…

Idée simple mais efficace, roman qui se lit très facilement, Les Falsificateurs est une histoire très agréable à suivre même si le livre même ne révolutionne rien (l'écriture est très conventionnelle, les personnages peu mémorables en eux-mêmes). Plus un divertissement qu'autre chose, donc. À noter qu'il s'agit d'un premier tome, il y en a deux autres ensuite.


;


Donc, le fameux Huckleberry Finn de Mark Twain (que j'ai lu avant Tom Sawyer par erreur, tant pis)… a quelque chose de décevant, vu sa réputation.

Un roman satirique écrit en 1884 qui parle du racisme dans le sud des États-Unis, évidemment, il faut prendre ça avec un grain de sel*. Ce n'est pas tellement ça qui m'intéressait que l'écriture même… et c'est un drôle de mélange entre finesse, aventure, humour et caricature qu'a pondu Twain. L'histoire comme les personnages sont à moitié crédibles, à moitié fantasmés, manquent de profondeur. Reste une aventure qui a du charme, mais ce charme, la fin ratée le ferait presque oublier : sans divulguer l'histoire, le roman garde l'équilibre à peu près tout le long, jusqu'à ce que Twain s'attache à un gag un peu potache et décide de le faire durer beaucoup trop longtemps, jusqu'à la fin du livre en fait. En oubliant au passage l'amitié entre Tom et Jim pour ne réduire ce dernier qu'à son statut d'esclave emprisonné pas très malin, aux dépends duquel les autres personnages (pas plus malins que lui) s'amusent, ce qui devient vite lourd.

Au final ça ne me donne pas plus envie que ça de revenir en arrière pour lire Tom Sawyer

* Ce qui me paraît loin d'être insurmontable pour peu qu'on ait un minimum de jugeotte, mais aux États-Unis, certains veulent en interdire l'étude maintenant. Vu que cet écrit antiraciste à l'époque paraîtrait, s'il avait été écrit aujourd'hui, plutôt raciste. Les étudiants américains ne seraient-ils pas capables de prendre du recul ? Ou sont-ils si sensibles que cela ?


;


The Color Purple d'Alice Walker par contre, ça m'a beaucoup plu ! Un roman épistolaire (le premier que je lis, je crois) où l'on suit la vie de Celie, une noire américaine séparée de sa sœur à l'adolescence et mariée de force dans le sud des États-Unis des années 1930. Walker ne cherche pas tant à provoquer la pitié ou la révolte qu'à émouvoir, et fait bien ressentir à la fois l'humanité des personnages et à quel point ceux-ci se retrouvent enfermés sans s'en apercevoir dans ce qui est presque un huis clos. Un huis clos sans murs, fait de conventions, de traditions, de manque d'éducation (tout le monde sait que ça nous limite, mais je n'avais jamais ressenti à quel point avant de lire ce livre), et qui dure des lustres, entre les mêmes quelques maisons, jusqu'à ce que…

Bref, ce texte est superbe. Il évoque beaucoup de sujets, il y a beaucoup de choses à en tirer, et il émeut pile ce qu'il faut.

J'ai appris après l'avoir lu qu'un film connu en avait été tiré. Je ne regrette pas de ne pas l'avoir vu et je n'ai pas envie de le voir, le texte se suffit à lui-même.


;


Dans Les Météores de Tournier, j'ai retrouvé une grande partie de ce que j'avais aimé dans Le Roi des Aulnes : un roman qui tient autant du conte que de l'essai, avec autant d'esthétique que de réflexion, de beauté que de laideur. C'est toujours un très bon texte… pour autant, j'ai préféré Le Roi des Aulnes, et les défauts des Météores (qui lui ressemble par ailleurs un peu trop) sont plus gênants, sans être rédhibitoires.

Il y a deux parties dans ce texte : (1) Alexandre, un dandy homosexuel provocateur, hérite d'une entreprise de traitement de déchets avec plusieurs sites en France. Lui qui a toujours vécu en marginal n'a aucune envie d'accepter au début, puis finit par comprendre qu'il pourra en tirer beaucoup… C'est un personnage intéressant et charismatique, particulièrement réussi, même si ses jugements critiques envers la société « des hétéros » sont parfois un peu trop à l'emporte-pièce voire tiennent du préjugé. Faut-il en tenir rigueur à l'auteur ? À vous de voir ! ( ) La seconde partie du texte suit « Jean-Paul », deux jumeaux inséparables qui ont une relation intime très particulière, inconnue des « sans-pareils »… jusqu'à ce que Jean trouve l'amour et se mette à fuir Paul. Ce dernier, qui finit par accaparer la majeure partie du texte, est obnubilé par son frère et par la geméllité. Il y a beaucoup de choses à dire sur la gemellité, c'est un bon thème central, mais quand pas une page ne se tourne sans faire mention de « sans-pareils » inférieurs aux « frères-pareils », ça finit par peser un peu. Certaines réflexions reposent aussi sur des analogies esthétiques, et ce genre d'analogies, on peut leur faire dire à peu près ce qu'on veut.

(Il y a sans doute un meilleur terme qu'« analogie esthétique », mais je ne le connais pas.)


;


Mr Gwyn d'Alessandro Baricco parle d'un romancier qui décide, un jour, d'arrêter d'écrire des romans. Il a ses raisons, mais personne ne le prend au sérieux, à commencer par son agent. Il arrête quand même et décide, après réflexion, de devenir… disons copiste. Un copiste d'un genre particulier, certes. Son agent ne comprend toujours pas. Qu'à cela ne tienne, il s'y attelle !

C'est un livre court, tendre et original, joliment excentrique, qui développe une idée simple mais très bien trouvée. J'ai beaucoup aimé. J'en lirai d'autres du même auteur bientôt.


;


Pourquoi dit-on que les articles et essais de David Foster Wallace sont plus faciles à lire que ses œuvres de fiction ? The Broom of the System (son premier roman) est non seulement très bon, mais il est parfaitement accessible, sans les longueurs, phrases alambiquées et notes de dix pages qu'on peut trouver dans ses autres écrits ! Et c'est un roman qui fonctionne bien sur deux niveaux : pour l'histoire joliment satirique, d'un quasi-réalisme parfois comique, et pour les thèmes sous-jacents une fois qu'on y réfléchit un peu.

C'est l'histoire d'une certaine Lenore Beadsman, la vingtaine, arrière-petite-fille d'une autre Lenore Beadsman et fille d'un riche homme d'affaires, standardiste dans une maison d'édition qui ne tourne pas, en relation incertaine avec son patron, le bien-nommé Rick Vigorous, qui… Enfin, je ne vais pas trop en dire. Sachez que le thème principal du livre est le langage. Lenore (la protagoniste) est notamment troublée par les idées de Lenore (son arrière-grand-mère) qui semble croire que tout est langage. Pour l'anecdote, Wallace s'est inspiré d'une ex-copine à lui, qui lui avait dit un jour qu'elle aurait préféré être une héroïne de roman que vivre dans la vie réelle. Et Wallace de se demander quelle serait vraiment la différence.

Je crois que la seule chose que je reprocherais — que j'hésiterais à reprocher, en fait — à The Broom of the System, ce sont les dialogues qui sonnent parfois faux. Mais peut-être que Wallace ne tenait pas tant que ça à ce que leurs personnages parlent comme de vraies personnes.

Mini-bonus : ce roman contient l'exclamation la plus mignonne que j'ai jamais lue. Plusieurs fois.


;


Quant à Infinite Jest, son ouvrage le plus célèbre, un pavé postmoderne de plus de mille pages que beaucoup considèrent comme un chef d'œuvre (mais je me demande si certains lecteurs ne cherchent pas volontairement la difficulté parfois)…

Je l'avoue, j'avais peur d'un monolithe interminable et/ou incompréhensible — surtout après l'épreuve de Gravity's Rainbow la dernière fois. Et c'est parce qu'Infinite Jest m'intimidait que j'ai commencé par d'autres textes de Wallace. Heureusement, ce monstre-là est tout à fait lisible ! Clair, intelligent et toujours avec ce style que j'aime beaucoup, bien trop érudit pour être oral mais trop vivant pour n'être qu'écrit, cette pointillosité* dont Wallace est tout à fait conscient et dont il se moque souvent lui-même… Il faut certes un minimum de discipline — et beaucoup de temps — pour arriver au bout, mais ça vaut le coup.

Infinite Jest parle de tennis, de drogues et de désintoxication, de divertissements et de cinéma, de la culture de masse aux États-Unis, et de terroristes indépendantistes québécois en fauteuils roulants. L'action se déroule à Boston, dans une académie de tennis pour jeunes élèves, sur quelques semaines à peine d'un ex-futur proche que Wallace avait imaginé dans les années 90 (aujourd'hui un présent uchronique — non, on n'insère pas de disquettes de films dans nos télé-ordinateurs de nos jours !). Le personnage principal, Hal Incandenza, est un jeune prodige sportif dont le père était cinéaste. Son petit frère est difforme mais on ne peut plus aimable. À quelques mètres de là, mais c'est déjà un autre monde, des drogués aux destins souvent cruels souffrent dans un centre de désintoxication. (Si vous avez encore envie de consommer des drogues après ça, je ne sais pas ce qu'il vous faut.) Plus loin, deux agents secrets, l'un québécois en fauteuil roulant, l'autre états-unien et travesti, mi-amis, mi-ennemis, ne savent pas si l'autre est un agent double ou triple ou quadruple voire quintuple et discutent pendant des heures. Le Canada et le Mexique ont été annexés par les États-Unis, ce qui déplaît évidemment fortement aux Québécois. Et aux États-Unis, une mystérieuse cartouche de cinéma non étiquetée, dont on ignore la provenance, est si prenante que tous ceux qui la regardent ne peuvent plus décoller les yeux de l'écran, en oublient tous leurs besoins naturels et finissent par mourir le sourire aux lèvres dans leurs déjections…

Infinite Jest est à la fois un livre sérieux, une expérience et une sorte de farce. Ce livre est trop long, mais je le ne lui reproche pas vraiment. C'est un écrit « maximaliste » qui ne se refuse aucun détail — ce qui explique pourquoi quelques semaines à peine prennent autant de pages ! Pour autant, Wallace trouve toujours quelque chose d'intéressant à dire, et il n'y a qu'un match de tennis décrit en détail, les règles d'un jeu de stratégie (avec des maths compliqués (qui en plus sont faux, à ce qu'il paraît)), les notes qui décrivent les formules et marques des drogues et cette foutue note de fin de volume 110 où Hal et Orin discutent pendant des pages et des pages des relations entre les États-Unis et le Canada que j'ai lus en diagonale.

Bref, je pourrais encore en parler longtemps, mais je vous recommande… de commencer par un autre livre de D.F.W.**, déjà, pour savoir si vous aimez. Puis d'attaquer Infinite Jest si vous avez aimé et que vous vous en sentez le courage. The Broom of the System est moins prise de tête, il a plus de charme, il est plus équilibré et j'y aime à peu près tout. Infinite Jest offre davantage, mais demande aussi plus d'investissement et a plus de défauts.

** Si, comme moi, vous avez du mal avec les sigles et acronymes qu'affectionne tant notre écrivain embandané, http://infinitejest.wallacewiki.com vous sera utile.

* Ce mot existe, et la première phrase attestée sur Google est ce commentaire internet : « Oh tu me fais chier avec ta pointillosité. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire